InfoMIE.net
Informations sur les Mineurs Isolés Etrangers

Accueil > Documentation > Articles > Errances et adolescences : points de fuite et points de repères

Errances et adolescences : points de fuite et points de repères

Publié le mardi 26 avril 2016 , mis à jour le mardi 26 avril 2016

Source : www.cairn.info
Auteur : Michaël Pouteyo

« De la place d’éducateur spécialisé auprès d’adolescents qui combinent des difficultés scolaires, familiales, éducatives, on peut observer au quotidien leurs trajectoires variées. Entre lignes brisées et lignes de fuite, détours, retournement et diagonale du vide, bon nombre d’entre elles oscillent de l’errance à l’erratique. C’est le nez sur la cartographie des mouvements des uns et des autres, attentifs au spatial, que l’on peut suivre du doigt ces errances diverses, à la manière de ces traces d’erres que tentait de tracer Fernand Deligny dans les Cévennes pour cartographier les mouvements des enfants autistes qui venaient y séjourner « De leurs trajets, nous en gardons traces, ce qui fait carte » (2008a, p. 194).

L’errance de Julien [1][1] Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés, éparpillée. Il flotte, comme un ballon d’hélium rattaché à un centre, un centre pour ado autour duquel il gravite de villes en villages. Accueilli à dix-sept ans pour fuir un quartier où ses mauvaises fréquentations lui auraient risqué trop de cicatrices, il s’enfonce dans une inactivité débordante. Débordé de lui-même il marche au fil de ce que ses jambes peuvent faire de kilomètres parce qu’il rate les bus, alcool et drogues aidant, médicaments parfois. Sur son chemin, n’importe quelle rencontre l’arrête, le retient lorsqu’il ne tient presque pas sur ses jambes, reparti pour un tour tenter de se vider la tête en augmentant les doses. Progressivement, le foyer dans lequel il est accueilli ne le voit même plus, il a rencontré une jeune fille, s’est arrêté, posé un instant chez son père, avant de repartir à la rue, sans solution, avec sa belle, d’énormes sacs de voyage remplis de ce qu’ils peuvent porter, et un chien, qui les suit sans affection, sur ces chemins sans autre but que de trouver un abri pour la nuit, après des journées sans fil échouées çà et là dans la région. À tous les travailleurs sociaux qui ont tenté de l’installer, de le poser, de le loger, il a toujours opposé sa manière de se laisser embarquer, par ses propres délires ou par ses condisciples d’un soir, se laisser emmener, sans s’arrêter, dans une errance géographique et mentale éparpillée.

L’errance de Cédric, institutionnelle et solitaire. À la manière de cet adolescent qui se rendait au collège tous les jours à l’heure pour ne jamais entrer en classe. À l’arrêt de bus, sur le trottoir en face de l’entrée, dans la cour, d’un couloir à l’autre ou dans le bureau de l’un ou l’autre des officiels du lieu à se faire remonter le survêtement à la place des bretelles, mais jamais assis sur une chaise derrière un bureau. Ou tellement rarement que l’exploit était vite salué d’une explosion du comportement de ce môme abandonné presque à la naissance par une mère dont il savait juste qu’elle devait faire la manche dans le Sud, prélude à l’exclusion, pour lui, de cours en cours, d’établissement en établissement. Pris en charge dans une institution adaptée – ou lorsque l’éducation spécialisée relaie l’éducation nationale – ce sont les repères qui changent, et tous ces gens qui veulent lui parler, lui faire entendre, raison ou autre, l’écouter, lui extorquer les mots qu’il n’a même pas en tête, lui qui erre entre les murs, la plupart du temps sans un mot, l’insulte automatique aux lèvres comme un mauvais grognement. Il se cogne aux mots des autres, avec une grossièreté surprenante, puis il tape sur les portes, sur les murs, et reprend son mouvement tout en esquive. Il se cogne parfois aux autres adolescents, se prend aux jeux de mains et les tartes volent même jusqu’à la tête des éducateurs.

L’errance d’Émile, exilé. Renvoyé de son pays à l’âge de six ans et la mort de son père, un mensonge en guise d’identité depuis lors et une mère morte alors qu’il était là, envoyé à huit mille kilomètres d’elle encore enfant, et qui ne la reverra jamais une fois homme. Exilé chez une prétendue belle-mère qui le met à la porte alors qu’il a à peine plus de treize ans, il erre dans le quartier. Sans rien à perdre, il est vite repéré par les « Grands » du quartier, qui ont pignon sur rue et tiennent boutique dans tout ce que l’imagination peut « ingénier » de combines, vols et trafics. Plus agile et plus rapide que les autres, plus jeune, les procédures pénales s’érigent en colonnettes lorsqu’il entame avec l’Aide sociale à l’enfance (ASE) un tour de France des institutions. Installé dans l’errance des exclusions réitérées, de foyers en séjours d’apaisement, de familles d’accueil perdues dans la forêt en séjours de rupture, le voilà en rupture, itinérant sur des chemins de traverse où il sème en route ce qui pouvait encore le rattacher quelque part hors de l’exil : sa prétendue famille, l’école, les foyers les uns après les autres, les amis...

L’errance d’Amandine, alternative. Jean’s troués-parka mode « punk à chien », installée dans la rue entre l’indifférence et la monnaie des passants, elle alterne les squats et les retours chez maman. Adoptée juste avant que le mariage des parents adoptifs ne fasse long feu, son trajet est fait d’allers-retours-école maison, hôpital-maison, centre pour ceci ou cela-maison, foyer pour ados-maison. Après exclusion du dernier foyer, elle est convoquée par les adultes pour justifier les errements de ses seize ans. Elle assume et présente la rue comme un choix, un mode de vie décidé pour se donner le droit de ne pas suivre la voie tracée par l’école ou le travail. L’errance devient une revendication de prendre les mauvais chemins, une autre école de la vie et tant pis pour les risques. Prise au mot par les adultes, elle prend la porte comme d’autres prennent le train pour aller travailler, compte alors les heures de manche comme des heures de boulot, et de rencontres en inconfort s’installe petit à petit, un squat, puis l’autre. Risques mesurés et réduits par les retours de temps à autre chez maman, le temps d’un repas ou d’une nuit au chaud, avant de repartir dans une errance circonscrite par l’extérieur, qui démarre d’une fuite, d’une fugue, et ne se décide pas encore au retour.

Alors, éducateur devant autant de formes d’errance, dépositaire en dernier recours des politiques publiques de protection de l’enfance et de leur crédo actuel qui vise à l’insertion, sociale, professionnelle ou autre, c’est souvent se trouver en décalage, au mieux, en porte-à-faux au pire.

La prise en charge de ces adolescents, en protection de l’enfance, et de manière encore plus frappante une fois que ceux-ci ont franchi le cap de la majorité, repose d’abord sur un certain nombre d’outils censés avoir déjà fait leurs preuves auprès d’autres types de population. Les publics changent, mais les recettes se mélangent, et de la lutte contre l’exclusion à la visée d’insertion, les méthodes se rejoignent. Le contrat jeune majeur en 2015 est devenu le pendant du contrat d’insertion élaboré presque trente ans plus tôt lors de la création du Revenu minimum d’insertion (RMI). On peut presque dire que plus on s’approche de la majorité et plus le terme d’insertion devient une manière générique de désigner toute sorte de travail social. Face à la peur généralisée de l’exclusion, c’est l’insertion qui en devient l’alpha et l’oméga, y compris pour le travail éducatif, ce qui met en tension les conceptions et les valeurs qui le sous-tendent. Elle y importe ses préoccupations et sa terminologie, mais aussi ses outils et ses méthodes, articulées entre contrat et projet. Ainsi, on pourrait dire avec Robert Castel que « la notion d’insertion désigne ce mode original d’intervention et se donne avec le contrat sa méthodologie : construire un projet qui engage la double responsabilité de l’allocataire et de la communauté » (2009, p. 696). Du publicitaire contrat de confiance de Darty au contrat de mariage, il semble bien que la société soit saturée depuis plusieurs années par une contractualisation de mode. Même l’éducation spécialisée, bastion de la relation et du lien avec l’usager mâchonne-t-on par-ci par-là, n’y échappe pas, et c’est au point d’achoppement entre les politiques de protection de l’enfance et celles de lutte contre l’exclusion, auprès de ces jeunes majeurs qui relèvent de moins en moins des unes et de plus en plus des autres, que la notion d’insertion s’introduit et montre les changements en cours dans la conception même du travail social, avec ses méthodes, ses objectifs, ses modes de formalisation, contrat en tête (Dubet, 2009 ; Jung, 2011).

Convoqué à l’entretien, responsable du contrat, partie prenante du projet, l’errant met d’emblée la terminologie officielle en défaut. Par le fait. Parce que le bonhomme n’y est pas pour paraphraser Deligny (2008a, p. 191). Ni dans le bureau. Ni aux rendez-vous. Ni en cours ou au foyer. Ni face au conseiller en insertion. Ni pour apposer sa signature au bas du document ou pour rédiger le projet.

Bien malin celui qui pourra prévoir si Émile sera ou non, le lendemain, à la préfecture pour déposer son dossier de demande de carte de séjour. L’errance se montre avant tout pour ce qu’elle est : un mouvement. Elle est un déplacement qui ne se contente pas de l’ici et du là, mais elle s’étend sur tout l’espace qu’il y a de l’un à l’autre.

Reste à aller le chercher dans cet entre-deux, c’est peut-être là ce que tentent de faire les éducateurs, aller le chercher comme on l’entend souvent « là où il en est ». Mais vu de l’alinéa du contrat ou face à la chaise vide lors de l’entretien, là où il en est, c’est souvent ailleurs. Et c’est cet ailleurs qui fait souvent fantasmer les adultes, qui se demandent alors comment faire avec.

Comment travailler avec Amandine, qui se met volontairement en marge de la société capitaliste qu’elle dit abhorrer, qui attend ma collègue à midi devant la vitrine d’une marque de luxe et demande ensuite à aller manger au fast food ? Adolescente alternative, elle alterne, avant tout, les hébergements : foyers pour ados, domicile, squats. Son odyssée à travers la ville est une errance munie de points de repère. Elle a toute une cartographie en tête de points de chute qu’elle pourrait punaiser sur un plan de la ville : là où elle peut prendre une douche, là où gagner le plus en faisant la manche à telle ou telle heure, là où manger gratuitement à midi ou poser sa tente le soir. C’est que de son errance elle élabore, elle échafaude. Bien en danger serait celui qui s’en irait vivre dans la rue à l’aveuglette. Il faut encore connaître les bons plans et en avoir un, justement, de plan.

Un plan c’est surtout une série d’aléas, de coups de chance tentés ou de coups du sort, de coups d’un soir parfois. Un bon plan, un sale plan, un plan « cul ». Même pensé ou réfléchi, calculé au millimètre, le plan reste quand même ouvert au devenir, au fortuit, aux circonstances qui ne se laissent pas complètement circonscrire. On est loin du projet qui file en ligne droite, vers un futur censé porter la promesse d’insertion de l’individu. Le plan se doit de faire des détours, des aléas, des allers-retours pour faire place à l’événement, aux circonstances.

Pour Amandine, qui alterne Service civique et mendicité, vie en MECS (Maison d’enfants à caractère social) et squats en périphérie de la ville, difficile de dire de quel type de suivi elle a besoin dans son errance. Idem pour Julien, ses dix-neuf ans, sa copine et son chien. S’abritant dans une cage d’escalier, billets en poche, mais sans pouvoir aller à l’hôtel, refusés d’avance parce qu’elle n’a que seize ans, et que le chien... quelles politiques mettre en œuvre pour un jeune homme à la fois déscolarisé, en grande souffrance psychique et sans logement ? Par où la commencer, l’insertion, lorsque l’errance devient errance entre les catégories, bien nettes, des types de dispositifs possibles ? À la fois suivi au titre de la protection de l’enfance dans le cadre d’un contrat jeune majeur, et reconnu comme une personne adulte en situation de handicap, il perçoit l’Allocation adulte handicapée (AAH). Difficile d’éviter les effets de leurre de ces déterminations institutionnelles, tant il est difficile de voir ce dont il peut avoir besoin d’emblée : un toit ? Un soutien psy ? Un traitement ? De l’argent ? Un métier ? Errant d’une problématique et d’une institution à l’autre, Julien reste insaisissable, n’honore pas les rendez-vous qu’il oublie immédiatement après s’être engagé à venir, ne parle jamais de la bonne chose à la bonne personne, mélange les dates et les lieux, cerné presque géographiquement par les différentes institutions censées le prendre en charge (Conseil général, Maison d’enfants, service d’insertion, mission locale, Service d’accompagnement à la vie sociale) il dort pourtant à la rue dans les alentours pendant plusieurs mois.

C’est lorsque l’un ou l’autre des travailleurs sociaux qui l’entourent déborde du cadre de son intervention – de ce qu’il doit faire comme de l’endroit où il doit le faire – que se dessine parfois une sorte de maillage à peu près utile au gamin. Mais même lorsque le filet se déplace pour qu’il ne passe pas trop facilement entre ses mailles, il est bien souvent difficile d’éviter qu’il ne passe entre les lignes des protocoles et des procédures. C’est là alors le talent du « social en actes » pour reprendre la formule chère à Michel Chauvière (Chauvière, 2007, p. 42 ; 2011, p. 251), que de savoir bricoler, décaler, à la marge des institutions, ces solutions à la fois partielles, inédites et bancales, ces tentatives de faire quelque chose. Mais ce sont des positions éphémères, partielles et bien vite cernées, de ces tentatives chères à Deligny qui écrivait : « Une tentative esquive la surcharge, et n’a jamais prétendu vouloir tout résoudre. C’est même là qu’on se trompe à son égard. On la situe, on lui attribue une certaine “place”. (...) Il ne s’agit pas d’un impératif moral, mais d’une nécessité vitale pour ce qui concerne une tentative qui est foutue si elle se laisse fixer, ne serait-ce que son objectif, son projet propre, alors qu’elle est sommée de le faire. » (2008b, p. 1119) On est là bien loin du projet individualisé, voire du « projet de vie » en vogue dans le travail social, avec sa vision totalisante et son découpage de l’espace et du temps de l’individu en un quatrain avant tout fonctionnel : diagnostic, objectifs, moyens, évaluation.

Reste que l’errance se montre aussi et surtout par la manière dont elle est valorisée par le monde libéral qui nous entoure et qui l’impose derrière les mots-étendards de flexibilité et d’adaptation. Qu’on le veuille ou non, c’est une figure de l’errant qui est aujourd’hui à la mode. Il n’est plus le vagabond, mais le nomade, et c’est son mouvement perpétuel qui semble le garant de sa bonne insertion dans la société actuelle. Le nouveau Télémaque, le fils de cet Ulysse dont l’errance en fait le plus malheureux des hommes, se doit alors de reprendre la route, téléphone et ordinateur portables en main. Il n’est plus le plus malheureux des hommes exilés de chez lui par la volonté d’un Dieu, il est le tout-un-chacun de sa génération capable de se nomadiser aux quatre coins de la planète pour son travail ou ses vacances, indifféremment, toujours connecté par le réseau aux mille et une rencontres mouvantes qu’il pourra faire en route. Ainsi, le philosophe Bruce Bégout de caractériser au mieux cette errance vécue et conçue positivement, qui semble répondre actuellement à un impératif de mobilité générale : « relayée par la précarité et la flexibilité du travail, les revers d’une même médaille, l’errance est pour ainsi dire une règle de vie future. En un sens, elle n’est plus l’apanage unique des êtres marginaux et asociaux qui refusent tout ancrage et toute position sociale, mais une manière de prendre position dans la société elle-même, de s’inscrire dans le jeu social de la reconnaissance et de l’attention, lui-même remodelé de fond en comble par les canons économiques et esthétiques de la transitivité générale » (2003, p. 72).

Au sein de cette vision libérale, pleinement positivée, de l’errance, traînent aussi quelques vestiges du passé, comme les gloires littéraires d’une époque. Julien a lu Sur la route de Kerouac, c’est même le seul livre qu’il ait eu entre les mains en deux ans. Mais son voyage initiatique à lui n’en a retenu que l’asphalte et les expériences psychotropes. En six mois d’errance, il n’a pas dépassé un rayon de vingt kilomètres autour du foyer qui l’hébergeait. La route lui a collé aux semelles, l’a englué dans un goudron connu et reconnu, dans une aventure remâchée sans grand exotisme comparée aux milliers de miles avalés par Kerouac ou par le premier commercial venu travaillant « à l’international ».

Au contraire, son errance a plutôt orienté son trajet dans le sens de la profondeur bien plus que dans celui de la distance, du vertical et non pas de l’horizontal, pour l’amener de plus en plus bas, au fond, au plus proche de la misère de ceux « sans feu ni lieu » comme on le disait autrefois. La descente lui a même procuré parfois une certaine forme de frisson, une sorte de vertige à l’envers qui saisit celui dont le seul titre de gloire serait d’être allé plus bas que les autres sans en mourir, comme l’écrivait déjà Georges Orwell au début des années 30 : « Il est un autre sentiment qui aide grandement à supporter la misère. Tous ceux qui sont passés par là doivent sans doute l’avoir connu. C’est un sentiment de soulagement, presque de volupté, à l’idée qu’on a enfin touché le fond. Vous avez maintes et maintes fois pensé à ce que vous feriez en pareil cas : eh bien ça y est, vous y êtes, en pleine mouscaille – et vous n’en mourez pas. Cette simple constatation vous ôte un grand poids de la poitrine. » (2001, p. 28)

On peut se demander quelles peuvent être alors les manières d’habiter pour faire face à l’errance (Riffaut, 2007, pp. 187 et sq). Et principalement en protection de l’enfance, là où la logique de l’hébergement a encore une place prépondérante et encore bien nécessaire. Que dire encore de ceux qui deviennent parfois des errants de l’ASE, qui alternent hébergements et lieux de vie, services et dispositifs ?

De place en place, certains sacs ne se défont même plus, des objets s’accrochent et bringuebalent avec les enfants, d’autres se perdent en route. Comme la dernière PlayStation que Julien embarque avec lui dans un de ses six gros sacs pleins de tout et n’importe quoi, avec lui dans la rue, dans les cages d’escalier où passer une nuit, volée par une rencontre de passage peu fréquentable, qui lui avait offert le gîte une autre nuit. Poser ses valises n’est souvent qu’une expression creuse lorsque l’endroit est lui-même marqué par le transitoire, par le transitif. Un foyer pour ados, un appartement éducatif, un studio en Foyer de jeunes travailleurs, c’est avant toute chose un endroit qui n’est pas à soi, faute de mieux, en attendant. Au fil des déménagements qui se succèdent et s’accélèrent aux alentours de la majorité – la temporalité de plus en plus restreinte des prises en charge venant accélérer le défilement des lieux – les cartons sont de plus en plus longs à ouvrir et les sacs à se vider.

D’institution en institution, l’armoire standardisée, le lit de collectivité au mélaminé stratifié identique à celui de la Maison d’enfants précédente, du foyer d’ados ou de n’importe quel internat scolaire, marque avant tout par sa fonctionnalité. Le même est celui que l’on a déjà rencontré dans le passé et duquel on a bien peu de choses à attendre dans le futur. Rien d’original dans la disposition des lieux et le choix des meubles : lit, table, chaise, poubelle. Dans ce lieu qui vient, d’emblée il n’y a rien de nouveau tant ne font que se projeter les mêmes fonctionnalités rencontrées auparavant, ailleurs. Le même n’est à personne, il doit surtout servir aux suivants comme il a servi aux précédents, d’où l’impératif réglementaire d’y faire attention et d’en prendre soin. Pas tant pour soi ni pour l’objet en lui-même, mais pour cet autre qui pourrait bien être moi et qui aura, plus tard, à prendre cette place dans ce studio de douze mètres carrés avec sa kitchenette en coin, dans ce lit dont je me demande si je peux encore l’appeler mien.

En face de l’errance institutionnelle des enfants, dispositifs et associations proposent des endroits comme celui-ci, comme celui proposé à Émile en fin de parcours au sein de la protection de l’enfance. Émile qui raconte ce qu’il appelle à dix-sept ans son « tour de France des institutions » engagé à l’âge de treize ans, du Massif Central au sud de la France, de grandes villes en campagnes auvergnates, lui l’originaire d’Afrique, pour revenir in fine dans la banlieue même où il a grandi et étoffé son pedigree pénal. Endroits standards dont le fonctionnel rejaillit nécessairement sur la reconnaissance de l’usager installé là, transparent dans ce lieu qui n’en est plus un et qui se réduit aux caractéristiques minimales de la place, aux usages qui doivent y avoir cours. Décontextualisé, déterritorialisé, tellement sont identiques les chambres de Foyer de Jeunes Travailleurs aux quatre coins de l’hexagone.

De l’espace au temps, c’est la perception même du temps qui s’en trouve alors modifiée, pour le dire avec Bruce Bégout : « Dans cette préfabrication du futur qui modèle le temps sur le prototype du déjà connu, toute possibilité d’aventure, c’est-à-dire d’épreuve de l’inattendu, d’une déception ou d’un émerveillement, est entièrement éradiquée. » (2003, p. 131) Dès lors, le temps vécu n’a plus le caractère linéaire qui va de l’expérience à l’attente, voire à l’espoir, il est la remise en avant d’un passé déjà conforme, la poussée en avant dans un futur neutre d’un passé déjà connu. On est loin alors de la projection de soi dans un avenir auquel on peut aspirer, adhérer.

L’errance devient un mouvement sans changement entre des lieux identiques. Sans changement, le temps subjectif semble ne plus avancer, suspendu ou bloqué entre les quatre murs standards mis à disposition pour un temps, celui-ci objectivé noir sur blanc, de date à date, contrat à l’appui.

Mais l’esprit possède son propre mouvement et l’errance y est difficile à endiguer, même logée dans un studio de quatorze mètres carrés. Même lorsque les adultes tentent de faire des efforts pour faire de ce genre d’endroits de véritables lieux, la tâche est d’une ampleur qu’il est difficile de mesurer. Même lorsque le mobilier ne ressemble pas exclusivement à un rayon Ikéa, ou que les peintures aux murs ne s’écaillent pas, il n’en reste pas moins que c’est le mouvement des enfants qui y passent, leur transitivité constante, qui marque le lieu avant toute chose, qui peine à faire asile, rarement refuge, au mieux abri plus que maison.

Il est une évidence que la plupart des enfants connaissent d’expérience : être placé ne donne pas forcément une place. L’enfant placé est un drôle d’errant, défini avant toute chose par son mouvement, par cette place qu’il prend, qu’il occupe ou qu’on lui donne. Ce qui fait du lieu où il se trouve le lieu de personne en définitive, un lieu commun, c’est-à-dire entièrement transparent, à sa propre fonction. Il n’est pas ce lieu qui appartient à tous et dont tout un chacun est le dépositaire. C’est alors le génie propre des tenants du lieu, de ces adultes qui eux aussi ne sont pas là ici « chez eux », de manier cet ordinaire, ce quotidien, pour faire exister le lieu en dehors du mouvement des enfants qui le traversent. Pour qu’ils l’habitent, a minima, au moins quelque temps. C’est l’importance de l’éducatrice qui vide avec ce nouvel arrivant son sac pour ranger ses affaires dans l’armoire ; de la maîtresse de maison qui fait un gâteau dans la cuisine commune avec l’aide de l’un ou de l’autre des gamins qui passent par là ; des posters que l’on accroche aux murs, jusqu’aux photos que l’on installe sur les meubles. Mais même cet énoncé d’actions ordinaires n’est pas sans soulever à chaque fois questions et difficultés de la part des adultes en présence. Ce n’est pas rien en effet de transformer le lieu, point de passage entre les uns et les autres, entre différents placements au sein d’une même vie ; d’en faire un véritable topos comme le décrit Fernand Deligny, un lieu commun comme le dit le grec ancien, c’est-à-dire dans lequel peuvent se rassembler à la fois le temps et l’espace dans un « là-maintenant ». C’est même tout un travail, patient et presque sans fin, pour permettre que l’endroit devienne un lieu authentique, stabilisé et non pas soumis lui aussi au mouvement permanent des uns et des autres : « Topos ? Nous voilà devant un infini, le lieu de l’humain. » »

Article disponible en format pdf ci-dessous

Voir en ligne : http://www.cairn.info/revue-le-soci...


Pour aller plus loin