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Chasse aux migrants à Mayotte : le symptôme d’un archipel colonial en voie de désintégration

Publié le mardi 19 juillet 2016 , mis à jour le mardi 19 juillet 2016

Source : La Revue des Droits de l’Homme

Auteur : Serge Lama

« Une chasse aux migrants aux cris de « la France aux Français ». Partout ailleurs en France, des tels événements auraient provoqué un émoi considérable et une réaction vigoureuse des pouvoirs publics. Mais ils ne sont pas arrivés près de chez nous – en Corrèze, dans le Pas-de-Calais ou les Alpes Maritimes – mais loin de la Métropole, à Mayotte, une île de l’archipel des Comores dans l’Océan Indien possession de la France depuis 1841… Loin des yeux, loin du cœur.

Les faits sont pourtant sidérants : de janvier à juin 2016, des collectifs informels de villageois mahorais se sont constitués pour « chasser » de chez eux leurs voisins, le plus souvent Comoriens, avec ou sans papiers, pour la seule raison qu’ils sont étrangers et occupent, au sein de bidonvilles, des terrains qu’on leur loue. Plus largement, les étrangers sont collectivement accusés d’être responsables de tous les maux de la commune et de l’île : « voles [sic], agressions et meurtres [sic] au quotidien, climat de psychose installé, image de notre ile souillée, une économie meurtrie… », selon un des tracts diffusés. À une autre époque et dans d’autres lieux on aurait appelé de telles violences xénophobes des « pogroms ». Mais dans le 101ème département français ces événements se sont déroulés en toute impunité et dans l’indifférence (métropolitaine) quasi générale.

Le mode opératoire a été systématiquement le même : ces collectifs établissaient d’abord une liste d’hébergeurs identifiés comme louant ou hébergeant à titre gratuit des étrangers, réguliers ou non. Sur cette base, un courrier était ensuite adressé aux propriétaires ou gérants des lieux leur donnant injonction de faire « partir les clandestins de leurs maisons ». Le collectif communiquait alors aux autorités la liste des « hébergeurs » afin que des poursuites soient engagées contre elles. Enfin, si celles-ci ne se pliaient pas à ces injonctions, des « marches » et « actions d’expulsions pacifiques [sic] contre l’immigration clandestine » se déroulaient – sans aucune déclaration préalable en mairie ni arrêté d’interdiction. Celles-ci aboutissent presque systématiquement au « décasage » des intéressés, souvent de manière violente : incendie volontaire des cases, destruction de biens, menace avec des armes par destination comme des marteaux, des pierres, des pieds de biche, etc., insultes à caractère raciste, etc. etc. Parfois, même, un événement « festif » traditionnel - un « grand voulé » (= barbecue sur la plage) – a marqué le succès de l’opération.

Face à des événements aussi graves on aurait pu s’attendre à une réaction vigoureuse des pouvoirs publics pour protéger ces populations et mettre immédiatement fin à ces manifestations xénophobes. Il n’en fut rien.

Au contraire l’État a délibérément laissé faire pendant près de six mois. « Les gendarmes sont là et regardent » ont rapporté des témoins. Comble de l’ironie, le nouveau préfet a même justifié, peu après sa prise de fonction, cette passivité par la crainte que l’intervention des forces de l’ordre ne contribue à « augmenter le trouble à l’ordre public » (Mayotte hebdo 27 mai). Quant aux élus des municipalités concernées, ils se montrent souvent bienveillants à l’égard des manifestants voire même les soutiennent en catimini.

La seule action des forces de l’ordre face à ces marches a été d’escorter les « décasés » sur la Place de la République à Mamoudzou, lieu où plusieurs centaines de migrants, dont une moitié d’enfants, se sont réfugiés depuis la mi-mai sans la moindre prise en charge par l’État, si ce n’est la mise à disposition d’une citerne d’eau.

Pire, au lieu de mettre fin à ces marches et de poursuivre les fauteurs de trouble, l’État a, par ses actions, contribué à légitimer leurs revendications. D’une part le préfet a placé en reconduite à la frontière plusieurs centaines de Comoriens victimes de ces opérations5. D’autre part, il a annoncé qu’un contrôle systématique des attestations d’hébergement délivrées par les hébergeurs serait dorénavant effectué, avec potentiellement un refus de séjour à la clef6. Enfin, et surtout, l’État a lui-même organisé un immense « décasage » en procédant début juin à la destruction d’un des plus grands bidonvilles de Mamoudzou.

Les autorités ministérielles n’ont pas été en reste puisque, dans un communiqué du 17 mai 2016 qui – tout de même – condamnait « les violences commises ces derniers jours à Mayotte à l’encontre de familles, ayant par ailleurs conduit à la destruction de leurs habitations », elles ont annoncé que serait poursuivie « l’action déterminée des forces de sécurité intérieure » ayant abouti à 18 763 reconduites à la frontière en 2015 et qui sera « encore rehaussée par l’arrivée de 76 policiers et gendarmes cette année »….

Le seul sursaut est venu des associations (Gisti, Cimade, LDH, Secours catholique ou Médecins du Monde, Le collectif de soutien au délogés de Mayotte) qui, outre le soutien concret apporté aux « décasés » sur place, ont développé des actions contentieuses, grâce aussi à la détermination et au courage de Me Marjane Ghaem.

Dans un premier temps, elles ont déposé un référé-liberté visant à ce que soit interdite une manifestation non déclarée qui devait avoir lieu le 5 juin 2016 à Kani-Kéli10. Se fondant sur les considérants de principe des affaires M’bala M’bala et AGRIF, le juge des référés du Tribunal administratif de Mayotte a fait droit à cette requête en donnant injonction au maire de la commune d’interdire la manifestation et au préfet de Mayotte de mobiliser les forces de police et de gendarmerie nécessaires pour garantir la sécurité (TA Mayotte 4 juin 2016, Cimade et a., n° 1600461). Même si finalement la marche interdite a bien eu lieu ce 5 juin, elle n’a réuni qu’une vingtaine de personnes et ne s’est conclue par aucune action de « décasage ». Mais surtout cette ordonnance et le début du ramadan ont contribué à un retour (provisoire ?) au calme sur l’île.

Dans un second temps, les associations ont déposé un référé liberté sur le modèle de la procédure menée pour les migrants du bidonville de Calais pour que l’État et la commune de Mamoudzou assurent la prise en charge des 200 personnes réfugiées dans des conditions abominables la Place de la République. Cette procédure ne s’est pas avérée inutile : le jour même de l’audience, tout en niant par la voix de son représentant toute obligation légale de prise en charge, l’État a assuré l’hébergement provisoire des occupants de la place dans un gîte.

Ces succès contentieux risquent toutefois de n’être que des victoires à la Pyrrhus. Il est en effet à craindre que la situation de tension qui règne sur l’île aille en empirant dans les années à venir. Les racines du mal colonial qui ronge l’archipel des Comores sont en effet profondes et ces marches xénophobes interviennent dans un contexte de crise économique et sociale laissant les jeunes mahorais sans réelle perspective, comme cela a été dénoncé par la grève générale pour « l’égalité réelle avec l’Hexagone » en avril 2016, à laquelle l’État n’a pas réellement répondu si ce n’est en déployant encore plus de forces de l’ordre contre les « coupeurs de route ».

L’instauration du « visa Balladur » en 1994 puis l’industrialisation des reconduites à la frontière depuis 2003 (15 à 20 000 reconduites par an dont près de 5000 enfants) ont fini par creuser un fossé désormais presque infranchissable – hormis par les kwassas kwassas – et provoqué 8 à 10 000 morts en mer. Pour preuve : à plusieurs reprises ces dernières années des maires ont refusé, sous pression de la population, d’inhumer des Comoriens morts noyés et retrouvés sur le littoral mahorais.

De même, la construction d’un embryon d’État providence à Mayotte depuis 2000 se fait entièrement au détriment des étrangers, particulièrement des sans-papiers, qui représentent pourtant près d’un tiers des habitants de l’île (70 000 pour 210 000 habitants). Et contrairement à une idée reçue la départementalisation en œuvre depuis 2014 n’a fait qu’aggraver la déstabilisation de l’île. Mal préparée, elle a accentué encore davantage le clivage entre Mahorais (titulaires des droits sociaux en leur qualité de citoyens français) et Comoriens (relégués dans un infra droit surtout s’ils sont irréguliers). Elle a eu pour résultat que Mayotte tourne encore davantage le dos à son environnement naturel de l’Océan indien. Ces populations sont pourtant originaires d’un même archipel avec la même culture, la même religion, la même langue et d’importants liens sociaux, familiaux et économiques ancrés de longue date. Comme le résume un auteur, en paraphrasant Fanon, « peau comorienne et masque français »…

Si l’État français ne change pas radicalement de politique en prenant en charge la demande sociale et en resituant Mayotte dans son environnement naturel que sont l’Océan Indien et les Comores, cette désintégration risque de s’accentuer encore davantage – dans un contexte démographique où il pourrait y avoir plus de 300 000 habitants sur l’île en 2030. On peut même craindre qu’une telle dérive et l’exacerbation du clivage entre Mahorais et Comoriens n’aboutissent à des émeutes et des affrontements communautaires toujours plus violents. Qu’attend l’État ? Qu’il y ait des morts ? »

Voir en ligne : http://revdh.revues.org/2479


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