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La mer comme espace liminal

Publié le mardi 2 mai 2017 , mis à jour le mardi 2 mai 2017

Source : www.ch-le-vinatier.fr

Auteurs :
- Serena Tallarico, Anthropologue médicale, Doctorante en Psychologie à l’Université de Paris 13, Co-tutelle de thèse internationale en Anthropologie, Università degli Studi di Roma La Sapienza, Rome / Paris
- Thierry Baubet, Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité, EA 4403, Chef de service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, psychiatrie générale et addictologie spécialisée, Saint-Denis

« Étude de cas sur les aspects symboliques et magico-religieux de la traversée de la mer Méditerranée

La mer Méditerranée, dont le nom dérive du latin mediterraneus (au milieu des terres) a été depuis toujours un lieu de passage qui offrait la possibilité, à qui se risquait à traverser ses eaux, de réaliser « à la fois un changement d’État et une transformation d’état » (Green, 1999), de passer les frontières entre le familier et l’inconnu, le nous et les autres.

Notre travail dans le cadre de la clinique transculturelle, en Italie et en France, nous a amené à nous interroger sur les mécanismes de construction identitaire et sur la fonction de la rupture, de la trahison, de la violence dans cette quête de transformation sociale et psychique grâce aux rencontres avec des patients venus d’ailleurs.

Qu’en est-il donc du temps et de l’espace du passage, de nos jours, et qu’est-ce qu’il nous indique sur la souffrance psychique des personnes migrantes qui, enfin, arrivent sur nos côtes ?

La théorie de rite de passage de Van Gennep (1909) (1), dont la liminalité constitue une phase fondamentale, nous semble avoir un fort intérêt heuristique pour analyser les processus psychologiques et symboliques qui interviennent au moment du voyage migratoire, car elle évoque à la fois des processus socio-anthropologiques, politiques et psychiques de cette transition.

Selon la définition anthropologique des rites de passage (Fabietti et Remotti, 2009) pendant la période liminale, l’individu, qui participe à un rite de transition, se retrouve dans une phase intermédiaire entre deux positions socialement définies : le vieux rôle qu’il abandonne et le nouveau qu’il doit encore obtenir. Il habite donc une situation de marge entre un état antérieur et un état postérieur.

Cette phase se déroule dans un espace extra-ordinaire (hors de l’ordinaire), comme c’est le cas pour la mer. Ce lieu liminal nous renvoie à la fois à une condition de suspension, d’entre-deux, et en même temps à des dynamiques de transition des limes (frontières), de rupture, de déconstruction - suspension - reconstruction à travers l’abandon de l’identité et la rencontre avec l’altérité. Pour y accéder, la personne doit sortir du territoire de la communauté pour demeurer un certain temps dans un espace potentiellement dangereux, étrange.

Les frontières, à un niveau géographique, mais également sur un plan symbolique et social, se basent sur un principe d’exclusion qui crée une unité intérieure à travers une séparation avec le monde extérieur : la délimitation des territoires permet la construction d’un nous à travers « la ligne de démarcation entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est exclu, séparé, externe, autre » (Zanini, 1997)

La frontière est normalement la barrière de protection contre des troubles externes, contre les ennemis visibles et invisibles. Elle sert à protéger à l’intérieur de l’incertitude, de ce qui, au-delà de la frontière est perçu comme inconnu, incertain et obscur.

Qu’advient-t-il lorsque les valeurs de ce rapport espace intérieur/extérieur sont inversées ? Lorsque c’est précisément « l’altérité » territoriale et symbolique d’un pays étranger, qui se trouve au-delà de la mer, qui est considérée comme capable de protéger l’individu ? Lorsque c’est l’espace de son propre territoire qui est dangereux et perçu comme une « mère mortifère » ?

Pour essayer de répondre à de telles questions, nous proposons un extrait du document officiel du récit de vie (auquel nous avons ajouté la transcription de notes d’entretien) de Udo, un demandeur d’asile d’origine nigériane, âgé de 28 ans et persécuté par l’Ogbony Fraternity, une secte secrète assez puissante dans son pays d’origine, que nous avons rencontré lors de notre mission d’anthropologie à l’INMP (2) de Rome.

Udo et son récit

« Mon nom est Udo, je suis né au Nigeria. Mon père est mort quand j’avais six ans et nous avons été confiés à mon oncle paternel.

Mon père était un agriculteur et il était l’un des leaders de la société secrète Ogbony Fraternity. J’ai appris plus tard qu’avant sa mort, qui a eu lieu dans des circonstances étranges, mon père m’avait désigné comme son successeur, car je suis le premier né de sexe masculin, et que mon oncle avait temporairement pris ma place jusqu’à ce que je devienne adulte.

J’ai découvert tout cela quand mon oncle était gravement malade et il m’a appelé dans sa chambre et il m’a expliqué les règles et les symboles de cette société.

Il m’a montré le fétiche qu’il gardait sous le lit et les symboles pour reconnaître les membres de Ogbony. À cette occasion, mon oncle m’a prédit le jour de sa propre mort, qui, en effet, a eu lieu juste comme il l’avait dit.

Le jour de l’enterrement de mon oncle, j’ai rencontré pour la première fois les membres de cette secte. Ils étaient tous habillés en noir, ils ont interrompu la célébration des funérailles, ordonnant aux personnes présentes de s’éloigner du corps et de le leur laisser. En fait, lorsqu’un membre de la secte Ogbony décède, ils veulent être les premiers à manipuler le corps parce qu’ils ont des rituels à accomplir.

Lorsque nous avons été autorisés à prendre le corps, nous avons vu que le cœur avait été enlevé ainsi que les organes génitaux.

Après la mort de mon oncle, les membres de la secte ont commencé à me demander avec insistance de faire partie de leur groupe.

Ils m’ont appelé au moins cinq fois, mais j’ai toujours refusé, même s’ils me disaient que je ne pouvais pas échapper à cette obligation. Deux mois après la mort de mon oncle, j’ai demandé au pasteur de mon église de venir à ma maison et de brûler tous les fétiches, les objets rituels et les symboles que mon oncle m’avait montré.

Dans les mois qui ont suivi, les Ogbonis sont venus chez moi trois fois pour me convaincre de me joindre à eux, en disant que je ne pouvais pas échapper à cette obligation et que si je le faisais, j’en payerais de ma vie.

En mars, ils ont fait irruption dans ma maison. Ils m’ont frappé à l’aide de bâtons, me blessant à la tête et à l’arcade sourcilière, jusqu’à ce que je perde connaissance et ils sont partis, pensant que j’étais mort.

Je me suis enfui à Bénin City où j’ai pris un bus pour le Niger. J’ai vécu pendant quelques mois à Agadez mais les conditions de vie étaient si dures que j’ai décidé de quitter le pays.

Enfin, j’ai embarqué à bord d’un bateau à Tripoli et je suis arrivé à Lampedusa en passant par Malte. »

Notes d’entretien :

« Udo : Le voyage en mer a été tellement dur, beaucoup d’entre nous sont morts mais moi je savais que j’étais sauvé parce que j’étais en train de traverser la mer et que même si je mourais, j’étais sauvé.

Au tribunal, ils vont te demander pourquoi tu n’es pas parti dans un autre pays d’Afrique et pourquoi tu as décidé de venir ici…

Udo : Parce que la sorcellerie des Ogboni est très puissante, ils ont tué mon père, ils ont tué mon oncle et ils m’ont menacé de mort. Si je reste sur le territoire, je vais sûrement mourir.

Quel territoire, le Nigeria ?

Udo : Toute la Terre, tout le territoire d’Afrique. La seule façon de se protéger, c’est de traverser la mer. Au-delà de la mer, ils ne peuvent pas me voir, ils ne peuvent pas me joindre, ni me tuer. »

Nous commençons notre analyse à partir de ce dernier propos exprimé par Udo. La traversée de la mer assume ici une signification beaucoup plus ample que le simple voyage entre deux territoires. Grâce au pouvoir symbolique de protection dont elle est investie par le sujet, la traversée devient à tous les effets un « passage », un symbole-clé des nombreux rituels. Dans l’ouvrage de Van Gennep (1969) dédié aux rites de passage, l’auteur parle de la traversée comme d’une action de transition entre deux territoires et il met en évidence l’aspect symbolique de ce passage. Il cite par exemple l’interdiction pour les bouddhistes, les musulmans et les chrétiens d’entrer et de séjourner dans des territoires non soumis à leur foi. « Étant donné le pivotement de la notion de sacré, les deux territoires appropriés sont sacrés pour qui se trouve dans la zone (…) Quiconque passe de l’un à l’autre se trouve ainsi matériellement et magico-religieusement, pendant un temps plus ou moins long, dans une situation spéciale : il flotte entre deux mondes. C’est cette situation que je désigne du nom de marge et (…) cette marge idéale et matérielle à la fois se retrouve, plus ou moins prononcée, dans toutes les cérémonies qui accompagnent le passage d’une situation magico-religieuse ou sociale à une autre. »

Nous retrouvons dans le récit de migration de Udo certains de ces éléments décrits par Vang Gennep dans le rite de passage : les deux territoires investis des pouvoirs de menace et de protection (le Nigeria et l’Italie), et la mer comme lieu de transition, de marge entre les deux.

Avant d’explorer la fonction de la mer dans le récit de Udo ; commençons par définir la notion de territoire et son importance dans la construction de l’identité de Soi et de l’Autre, ainsi que ses analogies symboliques avec les rites de passage.

D’un point de vue étymologique, le terme territoire viendrait du latin territorium et bien que son lien avec le mot terre soit évident, le terme a également un lien direct avec le jus terrendi, le droit de terrifier. Il est donc associé avec le contrôle d’une terre et avec le pouvoir de la protéger par la menace (terrere : terrifier). On voit ici le lien évident entre le mot terre et effrayer.

On pourrait donc dire que le territoire est une terre humanisée, délimitée par des signes humains et protégée à travers la peur, la menace de mort contre qui ose traverser ses sillons sans autorisation mais, également, contre qui constitue une menace à l’intérieur. On cite comme exemple le mythe de la fondation de Rome où, d’après la légende, Romulus trace le sillon de l’enceinte comme premier acte de la création de la ville de Rome en 753 av. J.-C. et lorsque Rémus, par dérision, viole cette limite en sautant au-dessus du sillon, Romulus le tue, car l’acte est vu comme sacrilège.

L’acte de fondation du territoire, donc, se réalise à travers l’acte de marquer la terre et de sacraliser ce sillon et, à travers un processus symbolique, l’effusion de sang, cette ligne devient une frontière. Les frontières constituent, donc, les bases sur lesquelles le territorium revendique un principe d’exclusion de l’autre, et en même temps, il crée une unité intérieure à travers une séparation avec le monde extérieur ; la délimitation des territoires permet la construction d’un nous par rapport à l’autre, d’une identité comprise au sens d’un même-idem selon la définition de Paul Ricoeur (1990) qui est possible grâce à la présence de l’autre.

Dans les rituels d’initiation, qui font partie de l’ensemble des rituels de passage, nous retrouvons la même frayeur, la violence sacrée, la présence du sang, et le traumatisme, ici entendu dans son sens étymologique d’action de blesser, que nous avons vu dans la construction et la protection de la frontière. Ces éléments de violence maîtrisée et de traumatisme ritualisé ont la fonction de couper pour toujours les liens du sujet avec son ancienne condition, de faire mourir « le vieil homme » pour pouvoir donner vie à une nouvelle identité.

Selon Tobie Nathan (2005), en effet, les rituels d’initiation pourraient être considérés comme « des traumatismes du non-sens (…) » : « traumatisme des frayeurs, quelquefois savamment mises en scène, traumatisme physique, aussi, des douleurs et des blessures (…) le rituel d’initiation apparaît là-même où il est nécessaire de transmettre à l’identique (…). Construction d’une mémoire commune, fabrication d’êtres “de même chair”, constitution sociale de groupes de semblables, telles sont d’évidence les conséquences et donc probablement les fonctions psychologiques de tels rites. »

L’histoire de Udo, comme il est souvent le cas pour le demandeur d’asile, commence avec un acte de violence, il est blessé à la tête et il est cru mort par les Ogboni, car il a refusé l’affiliation à leur secte. Ce refus, qui a été payé avec le sang, peut être lu comme ce traumatisme de non-sens, théorisé par Tobie Nathan et qui représente, à la fois, le début de la migration et la première phase du rituel d’initiation. Nous pouvons donc considérer que pour Udo, la migration est une sorte de rite de substitution, comme s’il existait pour lui un impératif social, une trace de la fonction psychologique du rituel de passage qui aurait signifié son entrée dans la secte Ogboni, rituel auquel il avait décidé d’échapper.

Selon notre hypothèse, la migration sera pour Udo un rite de passage, dont les blessures subies constituent le traumatisme qui l’oblige à abandonner son territoire, ici entendu comme l’enveloppe symbolique de son ancienne identité, qui a cessé de représenter le lieu privilégié de la construction et du développement du sujet pour devenir le lieu de la menace et de l’anéantissement du Soi. Pour échapper à la mort réelle et symbolique, le sujet quitte ce lieu pour atteindre un nouveau territoire où il puisse se reconstruire, en termes subjectifs et identitaires. Pour que cette transformation puisse se réaliser, est nécessaire le passage à travers la phase liminale décrite par Van Gennep ; et la mer est le lieu marginal par excellence, en tant que lieu non-humain ni humanisable. La traversée de la mer devient donc pour Udo plus qu’un acte de passage (du latin transversare, naviguer, passer d’une côte à l’autre). Elle représente la deuxième phase du rituel, ce moment de suspension qui permettrait à l’individu de se séparer de la terre et de se soustraire à son influence mortifère et de se préparer au changement.

À travers le passage de la frontière-mer-non-humaine, l’individu subirait donc un processus de déshumanisation, qui est entendu ici comme un processus de rupture des liaisons sociales qui constituent son être social. Cette phase liminale constitue pour le sujet une métamorphose qui lui permettrait de se projeter vers une nouvelle affiliation, ici entendue comme ce processus actif et dynamique d’inscription dans un monde culturel, souvent pluriel (Moro et Baubet, 2003).

Une métamorphose qui est douloureuse mais nécessaire pour acquérir un nouvel habitus (3) et pour conquérir le droit symbolique de pénétrer et de rester dans un nouveau territoire. Avec le mot métamorphose, Tobie Nathan, dans son article La morale du crocodile, souligne l’action de construction de la personne opérée par les rituels à travers la manipulation et la transformation du corps. Cette appartenance du sujet à sa communauté s’inscrit, comme on l’a vu dans le récit de Udo, jusqu’au-delà de sa mort « lorsqu’un membre de la secte Ogboni décède, ils veulent être les premiers à manipuler le corps parce qu’ils ont des rituels à accomplir. Lorsque nous avons été autorisés à prendre le corps, nous avons vu que le cœur avait été enlevé ainsi que les organes génitaux. »

À travers le passage commencé par sa mort symbolique, il peut se protéger de la menace de mort de la secte des Ogbony : « je savais que j’étais sauvé parce que j’étais en train de traverser la mer et que même si je mourais, j’étais sauvé. »

En quittant la terre pour entreprendre son voyage en mer, Udo rentre dans la zone marginale et il signifie, à travers son acte, la rupture des liens avec son territoire.

Conclusion : de la souffrance du rejet

La demande d’asile de Udo a été rejetée.

Le refus décidé par la commission entraîne comme conséquence l’impossibilité pour Udo d’accomplir le rituel du passage, de finaliser l’agrégation, voire l’incorporation à un nouveau groupe après le passage du rituel. Le retour à la condition de départ n’est pas possible dans le rituel, comme une chrysalide ne peut pas revenir à l’état de chenille.

Le rituel de passage n’a, selon notre opinion, que deux conséquences possibles : soit le rite s’est bien achevé et le sujet se configure selon une nouvelle identité prévue, soit il se réorganise autour d’une identité déformée, anormale, stigmatisée.

Comme Jean-Thierry Maertens (2001) le souligne, l’exigence de l’inscription répond bien à une attente psychique : les traces indicibles et angoissantes de la jouissance originelle trouvent une issue vers l’extérieur et se satisfont dès lors des représentations qui leur sont superposées.

Udo nous semble donc contraint de choisir entre la mort physique ou symbolique, ou devoir se réorganiser autour d’une identité déformée, abîmée (Goffman, 1975), en exprimant à travers la souffrance son droit à exister.

La maladie semblerait être la seule voie pour répondre à cette attente psychique et pour échapper à l’angoissant entre-deux auquel la frontière italienne semble condamner Udo. Une existence d’errance, dans la zone de marge où, si l’on n’est pas mort, on n’est pas non plus pleinement vivant, ni en dehors de la société, ni tout à fait à l’intérieur.

Sur la base des connaissances des logiques culturelles et symboliques du contexte du sujet, grâce aux outils épistémologiques spécifiques de l’anthropologie, nous avons fait l’hypothèse que la persistance de Udo dans une situation liminale puisse donner comme conséquence une fixation à un passé (dans un sens temporel et spatial). Ici entendu comme un espace non historique où le présent est sans avenir, où on assiste à une impossibilité de toute transformation pour le sujet, un phénomène proche de ce qu’on peut retrouver dans la psychose.

L’éternel présent de l’espace liminal du rituel inachevé serait, donc, un « présent envahi par un passé indépassable (…), un espace de temporalité du retour incessant caractérisé par le retour d’un choc inassimilable, qui réduisent l’expérience elle-même à un « choc en retour » (Romano, 1999). »

Voir en ligne : http://www.ch-le-vinatier.fr/orsper...


Pour aller plus loin