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Discours de la bâtonnière Laurence JUNOD FANGET

Publié le jeudi 21 décembre 2017 , mis à jour le jeudi 21 décembre 2017

Source : https://fr.scribd.com

Date : 19 décembre 2017

« Avant de commencer mon intervention, je voudrais remercier vivement les deux jeunes avocats qui m’ont précédée et qui ont rappelé l’importance de l’engagement de l’avocat dans les circonstances les plus difficiles de la vie sociale.

A l’heure des bilans, comme l’est la fin d’un bâtonnat, la balance est toujours difficile entre inquiétude et espoir.

L’inquiétude peut se résumer en un mot : celui de suspicion.

La suspicion, quand elle tend à se diffuser dans toute une société, discrédite, paralyse et détruit tout lien social. Je voudrais évoquer sa progression catastrophique dans trois domaines qui font le socle de nos libertés.

1 - Il s’agit d’abord du rapport existant entre liberté et sécurité dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et du contrôle de l’immigration.

Une nouvelle logique juridique repose de plus en plus fréquemment sur la suspicion.

Ainsi, les nouvelles assignations à résidence pourront frapper les personnes simplement suspectées de terrorisme ainsi que leur entourage.
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Mais aussi les mesures de surveillance individuelle à l’encontre de toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité.

Le défenseur des droits, Jacques Toubon a ainsi estimé que la France était installée dans une «  ère des suspects  ». Et que la loi antiterroriste constitue une "menace sur nos droits parce qu’elle remplace très souvent les faits par le soupçon".

Cette logique imprègne toutes les lois antiterroristes de ces dernières années  : les textes déplacent sans cesse la responsabilité vers l’amont, vers l’intentionnalité, vers la dangerosité.

«   On peut aujourd’hui poursuivre un individu avant même qu’il ait fait la moindre tentative, ajoute Mireille Delmas-Marty.

Notre pays est passé en moins de deux ans d’un état d’exception qu’est l’état d’urgence à une société de surveillance, à une société de suspicion généralisée.

Le défenseur des droits parle de pilule empoisonnée pour la cohésion sociale.

Notre barreau, soucieux de cette évolution avait dès le début de l’année 2016, organisé une table ronde à l’université sur : Liberté, sécurité, faut-il choisir ?
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Avant le vote de la loi renforçant la lutte contre le terrorisme, le barreau de Lyon avait adopté une motion pour appeler les parlementaires à une grande vigilance.

Aujourd’hui, ce sont les acteurs de la justice qui doivent rester vigilants pour conserver un minimum de cohésion sociale et éviter les drames liés à la suspicion généralisée.

Cette suspicion prend un tour dramatique quand elle aboutit à la mise en danger de la vie d’autrui comme c’est le cas des mineurs isolés étrangers aujourd’hui appelés mineurs non accompagnés.

Je voudrais vous raconter l’histoire de Souleymane

Souleymane C. est né le 3 décembre 2001 à CONAKRY (Guinée), de nationalité guinéenne.
Il a été victime de maltraitance de la première épouse de son père : il recevait des coups, faisait toutes les taches ménagères et n’a jamais été envoyé à l’école. Son père lui, était gravement malade.
Souleymane a quitté la Guinée en juin 2016. Il a trouvé un transporteur, qui lui a proposé de l’emmener. Il a traversé le Mali, le Burkina et le Niger avant d’arriver en Libye où il a été enfermé dans une cour avec de nombreux autres migrants.

Souleymane est resté là cinq mois et son état de santé s’est dégradé.
D’autres sont morts devant lui. Souleymane n’avait plus aucune force pour bouger. Un gardien armé libyen acceptait de lui faire apporter de l’eau, sans quoi, il n’aurait pas survécu. Un jour, le gardien l’a fait porter par d’autres dans un pick-up , Souleymane a été porté jusque sur un zodiac ; il était alors incapable de marcher.
L’embarcation a été secourue en mer et Souleymane est arrivé sur les côtes siciliennes. De là, il a été emmené à MILAN, dans un « campo » pour mineurs. Il y est resté quatre mois, sans recevoir de soins, malgré ses demandes répétées.
Quand il s’en est senti capable il a décidé de partir pour la France. Il a pris un train Milan-Lyon.
Arrivé à Lyon le 15 juillet 2017, il s’est rendu à la MEOMIE le 17 juillet , où rendez-vous lui a été donné pour le 27 juillet 2017.

Le 19 juillet, Souleymane était mourant sur un banc place Jean Macé.

C’est un jeune homme qui donne l’alerte. Il dit en parlant de Souleymane qu’il a « reconnu l’aspect d’une personne, qui va « mourir » ».

Souleymane a été sauvé de justesse.

Je ne vais pas raconter son parcours administratif et judiciaire car il y aurait beaucoup à dire.

Je ne raconte pas cette histoire pour pointer d’éventuels dysfonctionnements mais pour poser une seule question :

Où est passé notre humanité ?

Combien d’enfants allons-nous laisser dans nos rues parce que nous les suspectons d’être de jeunes majeurs ?
- 
J’ai même entendu qu’ils étaient baptisés cyniquement mijeurs, une contraction de mineur et majeur.

Sommes-nous dans l’incapacité d’apporter en urgence une protection minimum, tant matérielle que juridique aux mineurs qui sont quelques centaines à Lyon ?

Si un mot a toute sa consistance, c’est celui d’humanité. Il fait partie du serment de l’avocat.

Il appartient à la justice de remplir sa mission et de protéger ces enfants.

2 - La suspicion affecte aussi la justice dans son ensemble.

La justice française est l’objet de maltraitance de la part de tous les régimes politiques, de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis plus de deux cents ans.

La preuve peut en être trouvée dans les moyens indigents qui lui sont consentis :
- sur les 28 budgets consacrés à la justice par les Etats membres de l’UE, la France est au 14è rang
- elle est au 24e rang sur 28, pour le nombre de juges professionnels (10 juges pour 100 000 habitants, soit deux fois moins que la moyenne de l’Union européenne).
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Comment un justiciable peut-il envisager un recours juridictionnel lorsqu’il lui faudra attendre en moyenne :
- 304 jours une décision de première instance, contre
- 19 jours au Danemark, 91 aux Pays-Bas, ou 133 en Suède ?

A Lyon, il faut attendre des années, jusqu’à 5 ans, pour avoir un jugement sur le fond en droit de la construction ou de sécurité sociale.

Est-il normal qu’un justiciable attende 7 mois avant de rencontrer un juge aux affaires familiales ?

Sans parler des délais de convocation devant les juges des tutelles, les juges des enfants.

Tant que la justice en France fera l’objet d’un tel désinvestissement, elle ne pourra que provoquer méfiance et discrédit.

3 - Mais la suspicion ne frappe pas que la justice dans son ensemble. Elle s’insinue dans les rapports que ses acteurs peuvent entretenir.

Ainsi, les pouvoirs exécutif et législatif n’hésitent pas à modifier les compétences du juge judiciaire et du juge administratif en jouant l’un contre l’autre au détriment d’un certain nombre de contrôles et donc de garanties destinées à assurer la protection des citoyens. Où est passé le contrôle judiciaire ?

- Pire encore, certains n’hésitent pas à reporter sur les avocats la responsabilité du mauvais fonctionnement de la justice.

En juillet 2016, un rapport commandé par le ministère de la justice sur la sécurité des magistrats a rejeté sur certains avocats un certain nombre de dysfonctionnements des juridictions pénales.

Il a eu un mérite : les avocats ont été unis pour le dénoncer.

Mais la justice ne gagne rien à ces querelles qui s’apparentent parfois à des animosités personnelles.

Un illustre confrère lyonnais a écrit : tout fleuve a deux rives mais il coule dans une seule direction, la mer.

Magistrats et avocats allons dans le même sens : nous faisons œuvre de justice. Nous sommes alliés, nous allons dans la même direction.

Enfin, dans les affaires fortement médiatisées, la suspicion aboutit à identifier les avocats avec leurs clients.
Ainsi, dans les "paradise papers", nos confrères fiscalistes sont accusés d’être à l’origine des infractions commises par leurs clients, ou, à tout le moins, on leur impute une part de leur responsabilité, a minima morale.

A qui la faute si l’Europe ne légifère pas sur la fiscalité ?

Constat similaire pour les avocats pénalistes.
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Un exemple récent : dans l’affaire Mérah. Un avocat de la défense se voit dénier, par voie de presse, le droit de défendre un client comme il l’entend, de parler de la mère de l’accusé… sous peine de se voir reprocher son indécence, son obscénité même.

Cette suspicion est tout simplement attentatoire aux droits de la défense et relève d’une méconnaissance totale du rôle de défense de l’avocat.

Défendre, a écrit Robert Badinter, ce n’est pas aimer, c’est aimer défendre, toujours et inlassablement »

Faut-il rappeler encore et toujours que l’exercice de la défense fait parte du socle de la démocratie, que l’écho surmédiatisé de certaines affaires ne doit pas faire oublier la fonction indispensable des avocats, partenaires de justice.

L’avocat peut être comparé au rosier que l’on trouve devant les rangs des vignes

Vous connaissez sans doute cette pratique viticole qui consiste à planter un rosier au début de chaque rang de vigne : le rosier doit prévenir le viticulteur de l’apparition de l’oïdium, une maladie causée par un champignon à peu près aussi destructeur que le mildiou.
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Le rosier étant plus sensible que la vigne à l’oïdium, il sera sa première victime, prévenant le viticulteur d’une attaque imminente sur ses vignes.

Eh bien l’avocat joue le rôle de sentinelle en matière de défense des droits et des libertés.

Il est le signal d’alarme des atteintes à venir.

Regardez ce qui se passe dans trop de pays où des avocats, des bâtonniers, sont mis en détention simplement parce qu’ils défendent les valeurs démocratiques.

C’est l’honneur et la raison d’être de l’avocat que d’assumer cette fonction.

L’avocat n’est pas là pour être aimé mais seulement considéré et respecté. Quand il ne l’est pas, le bâtonnier doit intervenir.

Mais les sujets d’inquiétude que je viens d’évoquer ne doivent pas entraver les progrès significatifs, parfois enthousiasmants qui jalonnent nos actions.

Sans prétendre à l’exhaustivité, j’en évoquerai quatre :

1 – Première action : Diffuser la culture juridique dans la cité

L’atteinte de cet objectif passe par la mise en œuvre et la mutualisation de moyens mais aussi par une grande proximité.

Je citerai :
- le travail collaboratif et de proximité avec les acteurs économiques : l’avocat est aux côtés des entrepreneurs. Les avocats conseillent le chef d’entreprise. Le barreau organise des consultations à la CCI, les syndicats patronaux, la chambre des métiers, forum de l’entreprenariat, start up…
- le développement de l’accès au droit avec la prochaine mise en circulation du "bus du droit", qui sillonnera la Métropole, grâce au volontarisme de l’ensemble des acteurs (Préfecture, Métropole, ministère de la justice, restaurants du cœur et barreau).
- l’accueil de collégiens de classe de troisième, venant de zone d’éducation prioritaire pour leur stage de découverte. Je suis heureuse que nos amis notaires et experts-comptables nous rejoignent dans cette initiative.
— la poursuite du développement des modes amiables avec le centre de justice amiable des avocats, le centre interprofessionnel de médiation et d’arbitrage (CIMA) l’office des modes amiables, la justice restauratrice.

2 – Deuxième axe de développement : Le numérique qui est une chance pour les avocats, un outil qui leur permet d’adapter leur offre de service aux attentes des citoyens et des entreprises

L’un des défis de l’avocat du 21 ème siècle, c’est de faire preuve d’écoute et d’innovation pour répondre à toutes les attentes des citoyens.

La création par le barreau de Lyon d’un incubateur a d’ores et déjà permis de réunir quatre projets très innovants menés par des consœurs et confrères talentueux.

Je remercie le président du CNB Pascal Eydoux pour le Village des incubateurs lors de la convention nationale des avocats à Bordeaux.
Sa fréquentation montre à quel point les avocats sont intéressés.

En parallèle, le barreau accompagne les confrères dans cette transformation numérique. Il est de notre responsabilité de veiller à réduire la fracture numérique pour que personne ne reste sur le bord du chemin.

Nouveaux confrères qui venez de prêter serment, le barreau compte sur vous pour que vous adoptiez l’attitude du e.avocat et que vous soyez contagieux dans les cabinets que vous rejoignez.

Parmi les innovations attendues, celle de la "justice prédictive" est devenue quasi obsessionnelle. Nous savons que cette expression est impropre, mais elle est explicite. Elle arrive dans notre exercice professionnel. Nous devons travailler main dans la main avec les juridictions sur ce sujet.

L’idée ce n’est pas de devenir des prédictors mais d’utiliser cet outil pour mieux accompagner nos clients.

La justice prédictive, c’est une aide à la décision et non une machine à faire les décisions. Elle exige un nouveau positionnement des avocats dans leurs relations avec leurs clients justiciables.

Je ne doute pas que notre profession relèvera le défi.

Si nous voulons être des avocats « augmentés », comme le dit le jargon informatique et non des avocats diminués car soumis aux seuls algorithmes, nous devons agir de façon à toujours replacer au centre du débat la seule chose qui vaille : l’humain.

3 – Troisième axe : Rassembler et unir notre profession
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Notre profession est diverse, par l’origine de ses membres, par ses formes d’exercice professionnel.

D’une certaine manière elle est le reflet de la diversité des clients qu’elle conseille et défend, et de la société dans son ensemble, et c’est bien ainsi.

Pour autant, j’évoquerai sur deux sujets sur lesquels nous avons une marge de progression.

Au plan local, notre profession va disposer dans les semaines qui viennent de nouveaux locaux dans lesquels seront réunis, dans un même immeuble, l’ordre, la CARPA, l’Ecole régionale des avocats. Nul doute que ce rassemblement favorisera des synergies nouvelles, gages d’une plus grande efficacité. Nous offrirons aux avocats un espace de co-working, pardon pour cet anglicisme.

J’espère que nous arriverons au niveau de notre conférence régionale à collaborer plus étroitement et je fais entière confiance à la Présidente de la COBRA pour mener tambour battant les discussions.

Le second point concerne la disparité de revenus entre les avocats et les avocates : une disparité de 45% au détriment de ces dernières.

Nous avons fait une enquête auprès des avocats de Lyon sur les raisons de cette disparité.

Nous avons eu plus de mille réponses, ce qui représente près d’un tiers du barreau, signe que la question intéresse femmes et hommes.
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L’idée est maintenant de proposer des actions concrètes pour changer la situation.

Il est clair que cette inégalité reflète celle qui affecte les relations hommes-femmes dans notre société.

Notre profession, comme les autres, reste marquée par un machisme des plus archaïques.

Je pourrais citer quantité d’anecdotes qui témoignent de cet archaïsme, archaïsme que j’ai constaté personnellement comme bâtonnière !

L’idée de remettre des prix « spéciaux machos exæquo » m’a même effleurée tant j’ai été agacée intérieurement, pendant ces deux années, par des comportements et des propos grossiers.

Mais le palmarès aurait débordé !

Alors paraphrasant Martine Aubry, je dirai : "le machisme ambiant, comment vous dire… Ras-le-bol !"

Cela étant, si la parité est imposée lors des élections des conseils de l’ordre et du Conseil national des barreaux, elle n’est pas imposée dans le partage des responsabilités (présence des femmes dans les bureaux des institutions, dans les présidences de commissions, etc.).

Si nous voulons une profession unie, solidaire, il nous faut donner à chacun la place qui lui revient, cela vaut pour les femmes, cela vaut pour les jeunes confrères.

4 – enfin, nous devons rester attentifs au maintien de relations de confiance entre les différentes professions du droit et en particulier entre magistrats et avocats.

Cette confiance repose sur un pilier : la loyauté

Nous avons la chance à Lyon d’avoir avec tous les chefs de juridiction un dialogue constant et institutionnalisé.

Les réunions périodiques avec le Président du tribunal, M. POLLE et le Procureur de la République, M. CIMAMONTI, sans langue de bois, sans connivence mais avec loyauté et respect pour nos missions respectives, ont permis de dénouer les tensions, de trouver des solutions et de faire avancer bien des projets, dont ceux que je viens de citer.

Nous ne devons pas craindre le débat contradictoire sur des sujets majeurs comme :
- l’impossibilité d’arrestation dans l’enceinte du palais de justice (sauf bien sûr l’arrestation à la barre ordonnée par un juge du siège),
- la construction de boxes intégralement vitrés interdisant la communication entre prévenus et avocats,
- la libre circulation des avocats au sein des palais de justice.

Sur tous les sujets que je viens d’évoquer, beaucoup reste à faire.
C’est ce qui est passionnant.

Il faut redoubler d’énergie dans l’unité de la profession. Nous savons que notre ambition sert l’intérêt général et c’est là notre justification.

J’ai aimé mon mandat.

Farid Hamel, qui me succédera dans quelques semaines est déjà tellement investi que je pourrais d’ores et déjà me retirer sur la pointe des pieds.

Je vous remercie de votre attention. »
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Voir en ligne : https://fr.scribd.com/document/3675...


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