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Les morsures de l’exil

Publié le mercredi 6 février 2019 , mis à jour le mardi 12 février 2019

Source : Rfi

Date : janvier 2019

Enquête : François-Damien Bourgery

Extraits :

  • Chapitre 1 : La madeleine empoisonnée

«  Alors qu’ils se pensaient à l’abri une fois arrivés à destination, les exilés restent parfois hantés par les violences subies dans leur pays ou durant leur voyage. Imprimés dans leur psyché, ces souvenirs empoisonnent leur quotidien.

Des maux qui débordent

C’est un cauchemar presque palpable. Lorsqu’il survient, Alain* paraît comme plongé dans une autre réalité. Le présent et le passé se confondent, et tout ressurgit : l’odeur pestilentielle de sa prison africaine, la touffeur de la cellule bondée, le grincement des grilles, les cris des prisonniers. Recroquevillé sur sa natte, il aperçoit ses codétenus s’approcher de lui, prêts à le violer. Il s’élance d’un bond vers la lourde porte et tambourine de ses deux poings pour appeler à l’aide. Mais personne ne l’entend. C’est là qu’il se réveille, hagard, le corps baigné de sueur. Il n’est plus dans son cachot, mais dans un appartement de la banlieue parisienne où un compatriote l’héberge.

Derrière ces mauvais rêves se cache un trouble appelé « état de stress post-traumatique » et qu’on désigne parfois par son acronyme : ESPT. Un syndrome probablement vieux comme le monde, dont on retrouve déjà la trace dans des textes antiques. Il a été provoqué par une confrontation brutale et intense à la mort, à des blessures graves ou une agression sexuelle, un événement en tout cas si violent qu’il devient impossible à expliquer et à temporaliser. L’espace-temps est explosé. L’événement revient sans cesse, disloque le quotidien, prend le pas sur tout le reste et martyrise les sens.

On parle alors de reviviscences. Laure Wolmark, psychologue au Comité pour la santé des exilés (Comede), les compare à la madeleine de Proust. Mais contrairement au gâteau de l’écrivain français qui faisait renaître le doux souvenir de l’enfance, celle-ci ravive un supplice qu’on voudrait oublier. Une madeleine empoisonnée. Lorsque ces reviviscences apparaissent en consultation, raconte la psychologue, les personnes deviennent mutiques, comme absentes. « Elles sont à fois là et pas là. »

« Un traumatisme est quelque chose qui déborde, qui dépasse le cadre de la compréhension », explique Omar Guerrero, psychologue au Centre Primo Levi , à Paris. Ce qui ne peut pas s’exprimer par des mots se manifeste alors par des maux : des maux de tête, une envie de vomir, ou encore l’impression qu’on étouffe. Les victimes de tortures peuvent penser voir leurs tortionnaires dans la rue ou les transports, au point de ne plus oser sortir de chez elles ; celles de viol, que c’est inscrit sur leur front, ce qui va les pousser à s’isoler. Il y a aussi l’irritabilité, l’hypervigilance, les difficultés à s’endormir... « Ces symptômes sont accrus par la difficulté à être soigné dans une langue que l’on maîtrise, le poids de la violence et de la précarité sociale et administrative », note Laure Wolmark. (...)

L’histoire d’Alain, elle, est celle d’un fonctionnaire originaire d’un pays d’Afrique subsaharienne embarqué dans une manifestation de l’opposition, arrêté et jeté en prison. Une prison comme il en existe des dizaines sur le continent et dont les conditions d’enfermement sont régulièrement dénoncées par les organisations internationales. A son arrivée, ses codétenus ont été chargés de le briser. « Tu vas être notre femme », « tu ne pourras plus avoir d’enfant », lui crachaient-ils. Une fois libre, Alain a fui, muni de papiers d’emprunt, pour atterrir finalement au Centre Primo Levi, où son parcours est raconté par Omar Guerrero.

« Pour savoir qui sont nos patients, il faut regarder les journaux d’il y a six mois ou un an », explique le psychologue. Pour les exilés qui arrivent en France, se soigner n’est pas la priorité. L’urgence est d’obtenir des papiers et trouver de quoi se loger. Ce n’est qu’une fois stabilisés qu’ils se préoccupent de leur santé. « Généralement, ils ne viennent pas spontanément, observe encore Omar Guerrero. Lorsque c’est un enfant, c’est l’école qui décèle un comportement violent, un repli dépressif ou une difficulté d’apprentissage. Pour les adultes, ce sont très souvent les CADA ou les compatriotes qui les hébergent. »

« J’ai vu mourir des gens devant mes yeux »

Et puis il y a ceux pour qui la France n’est qu’une étape sur une route déjà semée d’embûches. On les retrouve à Calais, près d’une grande carte géographique colorée placardée sur un camion blanc. Un entrelacs de lignes tracées au feutre la parcourt. Elles s’échappent d’Erythrée, d’Ethiopie ou du Soudan, se rejoignent en Libye, fendent la Méditerranée pour remonter l’Italie puis la France et finir là, sur ce terrain vague où les migrants tuent le temps dans la grisaille glacée de ce mois de février.

Sous ces traits qui s’enchevêtrent se cachent des histoires qui se résument bien souvent en une succession de drames. Du bout de l’index, on suit celle de Musa. Il a 32 ans, une femme et deux enfants dont il a perdu la trace. Musa a fui le Darfour après que sa maison a été brûlée et son bétail saisi par les autorités. « Je me suis retrouvé dans un camp de réfugiés duquel je ne pouvais pas sortir. Un jour, je suis allé au marché, je me suis fait tabasser. On m’a dit : "Si on te revoit, on te tue". Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû partir », raconte-t-il.

Autour de nous, un petit groupe s’est formé pour écouter la suite du récit. Il nous conduit en Libye, où Musa est resté près d’un an et demi. Dix-sept mois, précisément, dans l’enfer des migrants. Dix-sept mois à se faire régulièrement racketter par des hommes armés qui lui volaient argent et téléphone portable. « Parfois, se souvient-il aussi, je devais travailler toute une journée pour quelqu’un sans être payé à la fin. » Il en rigole aujourd’hui, comme d’une vulgaire mésaventure. Peut-être parce que ce qu’il lui est arrivé ensuite l’a fait relativiser.

En Libye, Musa a été kidnappé et séquestré dans une de ces prisons clandestines où l’on torture les exilés pour quelques poignées de dollars. « Mes ravisseurs ont menacé de me tuer si je ne versais pas la rançon réclamée. Alors j’ai appelé ma famille qui est parvenue à rassembler la somme exigée. » Mais le pire moment de son parcours reste la traversée de la Méditerranée : 150 personnes sur une petite embarcation de quatre mètres, un calvaire de dix heures. « J’ai vu mourir des gens devant mes yeux », confie-t-il.

« Une guerre psychologique »

Dans cette ville transformée en forteresse grillagée, tout est fait pour décourager les candidats à la traversée vers l’Angleterre. En novembre 2017, a été annoncé l’envoi sur place de 40 policiers supplémentaires, portant à 1 130 le nombre de policiers et gendarmes présents dans le Calaisis, dont 440 dédiés à ce que les autorités nomment pudiquement « la situation migratoire ». Alors ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb l’avait martelé : « Nous ne voulons pas de point de fixation », hors de question de voir se reformer la « jungle » démantelée à l’automne 2016.

En ce mois de février 2018, les exilés sont quelques centaines à errer dans la périphérie de Calais, trompant leur ennui autour d’un ballon de foot ou d’une canette de bière, en attendant le camion dans lequel ils se glisseront. « On est en dehors de la civilisation », « on est traités comme des bêtes », dénoncent-ils. Ils racontent les nuits sans sommeil, cachés dans les landes ou dans les bois, les forces de l’ordre qui détruisent les tentes et les bâches qui servent de toit, et embarquent les sacs de couchage abandonnés dans la fuite. Chacun y va de son témoignage. L’un, brandissant une plaie à la main, dit avoir été matraqué. Un autre, les yeux encore rougis, affirme avoir été aspergé de gaz lacrymogènes. « Je suis venu pour trouver une vie, mais ce n’est pas une vie », grince Mahmoud*, originaire d’Afghanistan. « Au moins, ici, les talibans ne viennent pas nous tuer, mais la police nous harcèle. C’est une guerre psychologique », ajoute Ahmad. (...)

Gaël Manzi, coordinateur de l’association Utopia 56 à Calais, décrit ainsi des exilés arrivés tout sourire et qui, trois mois plus tard, sont devenus mutiques. Kim, bénévole au sein de la même association, témoigne des cauchemars qui agitent les nuits des mineurs qu’il lui arrive d’héberger. A ceux qui ne vont pas bien, la jeune femme tente d’expliquer qu’ils peuvent consulter un psy. Mais elle trouve rarement des oreilles attentives. Le sujet de la santé mentale relève du tabou, pas question pour ces jeunes gens de passer pour fous.

“Il y a une hypervigilance qui exacerbe les tensions, des syndromes dépressifs qui conduisent parfois à l’automutilation”

Les troubles sont pourtant lourds. « Il y a une hypervigilance qui exacerbe les tensions, des syndromes dépressifs qui conduisent parfois à l’automutilation, ou encore des stress post-traumatiques réveillés par les conditions de vie et l’incertitude de l’avenir », diagnostique Chloë Lorieux, responsable de l’action en santé mentale chez Médecins du Monde à Calais. Certains cherchent alors refuge dans l’alcool ou dans la drogue pour anesthésier la douleur et trouver le courage de tenter des passages de plus en plus risqués. Beaucoup réclament aux soignants du Tramadol, un puissant antalgique, qu’on leur refuse parce qu’il entraîne une dépendance et pour éviter tout trafic.

A l’époque de la « jungle », se souvient Chloë Lorieux, l’ONG parvenait à assurer un semblant de suivi thérapeutique. Une tente était ouverte tous les après-midi, les patients revenaient. Maintenant que les autorités empêchent tout point de fixation, elle en est réduite à ne pouvoir proposer que de « l’outillage » pour gérer le quotidien et à orienter les cas les plus graves vers les structures de santé publique, elles-mêmes confrontées à un manque de moyens. Plusieurs bénévoles croisés à Calais ont ainsi en mémoire des cas de personnes abandonnées à leur sort parce qu’elles n’avaient pas pu être prises en charge. Comme cet Ethiopien qui avait explosé de rage à cause de l’absence d’un interprète capable de le traduire à la permanence d’accès aux soins de santé (PASS).

Chez frère Johannès

Faute de mieux, Médecins du Monde mise sur l’accompagnement et l’écoute active pour combattre le stress et les ruminations. L’ONG a développé une collaboration avec Art Refuge UK, l’association britannique d’art-thérapie. Ce vendredi après-midi, comme chaque semaine, Bobby Lloyd et Naomi Press se rendent chez frère Johannès, les bras chargés de pâte à modeler et de jeux de construction. Ce religieux hollandais a ouvert en 2015 une maison pour accompagner les exilés les plus vulnérables. L’endroit respire la sérénité. Un bout de la salle à manger a été transformé en coin prière, séparé par une tenture du reste de la pièce. Une Bible est ouverte sur un meuble bas, des tableaux sauvés de la « jungle » sont accrochés au mur. « On n’est pas une maison pour les réfugiés, ce sont aussi eux qui nous accueillent », précise frère Johannès, sweat à capuche marron et cheveux mi-longs, en étalant sur la toile cirée de la grande table les œuvres en plasticine réalisées par ses protégés.

Il y a là un gros semi-remorque kaki rempli de figurines, quelques dromadaires et une longue barque dans laquelle s’entassent de petits personnages équipés de minuscules boudins faisant office de gilets de sauvetage. Deux fils de pâte bleue ondulés représentent les vagues. Une grosse lampe torche figurant les projecteurs des bateaux de secours complète la reproduction. « Celui qui l’a construite voulait représenter sa pire expérience. Les autres participaient en fabriquant les passagers et lui dirigeait l’atelier. Je pense que c’était une manière de concrétiser son épreuve la plus terrifiante et d’en reprendre le contrôle », avance Bobby Lloyd. (...)

* Les prénoms ont été changés  »

Retrouvez l’article dans son intégralité ici.

  • Chapitre 2 : Un cercueil qu’on achève de clouer

«  Après les violences qui forcent à la fuite et un voyage souvent périlleux, le choc de l’arrivée dans un nouveau pays est le troisième temps de l’exil. En France, le parcours vers l’asile s’apparente à celui du combattant. Il se révèle parfois même destructeur sur le plan psychique.

Inna

Attablée devant une bière, Inna ponctue son histoire de grands éclats de rire. Dans ce café à la déco sixties de Saint-Germain-des-Prés, à deux pas de Sciences Po où elle étudie, l’horreur paraît bien loin. Elle en parle pourtant comme si c’était hier. La jeune femme de 27 ans a prévenu : elle ne donnera pas son nom de famille et n’entrera pas dans les détails de ses activités militantes qui l’ont obligée à fuir la Russie ; elle craint trop pour ses proches. Elle préfère se concentrer sur son arrivée en France et le parcours kafkaïen qui l’a menée jusqu’à l’obtention du statut de réfugiée.

Lorsqu’elle atterrit à Paris en mars 2014, Inna déclare au premier policier qu’elle croise vouloir demander l’asile. Elle est aussitôt conduite dans la zone d’attente pour personnes en instance (ZAPI) de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. C’est là, dans ces espaces situés en bordure des pistes et aux abords des gares et des ports, que sont enfermés les étrangers non admis sur le territoire français et les demandeurs d’asile en attendant que l’administration statue sur leur sort. Ils peuvent y rester jusqu’à 20 jours. Certains parlent d’une « prison qui ne dit pas son nom », d’autres décrivent un « enfermement qui rend fou ». Entre deux gorgées de bière, Inna, elle, euphémise : « A ton arrivée, on te retire toutes tes affaires, on fouille tes bagages en examinant tout dans les moindres détails. Ça dure comme ça une heure et demie. C’est assez bizarre. »

Très vite, la jeune femme est reçue par un agent de l’Ofpra chargé de vérifier la recevabilité de sa requête. L’entretien est succinct. Elle quitte la zone d’attente dès le lendemain, munie d’un papier qui lui donne sept jours pour déposer formellement une demande d’asile. C’est là, soupire-t-elle, que l’horreur commence. « Les démarches sont super longues et complexes, je ne parle pas français, je ne connais personne et ma famille me manque. » Cela va durer un an et demi, jusqu’à l’obtention de son statut de réfugiée.

En attendant, sa vie bat au rythme des convocations de l’administration : les rendez-vous à Pôle emploi où elle doit déclarer chercher du travail alors que son statut l’en empêche, ceux à la préfecture où il lui manque toujours un document pour faire renouveler son récépissé de demande d’asile... Son avenir ne dépend plus que d’un coup de tampon. « C’est la période la moins sûre », affirme Inna.

“Jamais je n’aurais pensé me retrouver dans cette situation”

Ses rares contacts lui permettent de trouver toujours un endroit où dormir. Elle reste une semaine par-ci, deux semaines par-là. Un temps, elle est hébergée dans une église orthodoxe avec, en guise de douche, un simple tuyau d’arrosage. La jeune femme coquette aux vêtements colorés se retrouve à côtoyer les marginaux à la soupe populaire. Il y a parmi eux quelques russophones qui partagent avec elle leurs bons plans pour obtenir des photos d’identité gratuitement ou bien trouver des vêtements. « En Russie, je travaillais dans une pharmacie. Jamais je n’ai été au chômage, jamais je n’aurais pensé me retrouver dans cette situation », confie-t-elle. Dans ce monde aux antipodes de celui qui était le sien, Inna subit de plein fouet le choc du déclassement social.

Comme nombre d’exilés fragilisés par cette précarité sociale et administrative, la jeune femme flanche psychiquement. Ses nuits sont tourmentées par les cauchemars. Elle rêve qu’elle est en Russie et que la police la poursuit. Des « cauchemars de réfugié », comme elle les appelle aujourd’hui. Elle a découvert en échangeant que beaucoup faisaient les mêmes. Le jour, elle est parfois prise d’attaques de panique. Elle a l’impression qu’on la suit ou qu’on l’observe. Elle s’isole, frôle la dépression. Même les cours de français dispensés par les associations ne parviennent pas à la motiver. « Je me retrouvais avec des gens qui vivaient dans la rue et qui du coup dormaient pendant les cours », se souvient-elle.

Précarité et santé mentale : le cercle vicieux

Dans un rapport publié en 2017, le Comité pour la santé des exilés (Comede) souligne le lien entre la précarité sociale et administrative et les troubles psychiques. Sur les quelque 5 200 patients reçus entre 2012 et 2016, 98 % n’avaient pas de logement personnel, 89 % étaient demandeurs d’asile ou sans droit au séjour, 81 % étaient dépourvus de protection maladie et 38 % ne pouvaient pas communiquer en français. Et près de 700 d’entre eux souffraient de troubles psychiques graves. « Les traumatismes complexes, les idées suicidaires, les troubles de la mémoire et de la concentration, ainsi que les troubles dépressifs sont plus nombreux chez les personnes en détresse sociale », conclut le Comité pour la santé des exilés (Comede). Des troubles eux-mêmes susceptibles de conduire à une aggravation de cette précarité.

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Labyrinthe administratif

Après un an et demi d’attente, Inna obtient finalement son statut de réfugiée à l’été 2015. Au même moment, à l’Assemblée nationale, les députés viennent de mettre un point final à la réforme du droit d’asile. Il était temps. En huit ans, le nombre de demandes a quasiment doublé et l’administration a du mal à faire face. Censé « sauver un système à bout de souffle » tout en renforçant les garanties des demandeurs, le texte promet notamment une meilleure prise en compte des vulnérabilités et un accès généralisé à l’hébergement.

Mais l’explosion du phénomène migratoire va provoquer son obsolescence prématurée. En seulement deux ans, le nombre de demandes d’asile passe de 66 000 à plus de 100 000. Le dispositif d’accueil se trouve soudain engorgé, entraînant aux principaux points de passage des migrants la formation de nouveaux campements où les conditions de vie désastreuses contribuent à l’aggravation des troubles psychiques.

Pour compenser le manque d’hébergements se greffe aux traditionnels centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) une multitude de nouvelles structures aux noms obscurs. Le parcours de l’asile, réformé pour être plus fluide, se transforme alors en un labyrinthe dans lequel les demandeurs se perdent et s’épuisent. Les travailleurs sociaux ont eux-mêmes parfois du mal à s’y retrouver. Au siège de l’association France Terre d’Asile, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, Guillaume Schers se gratte la tête devant un tableau blanc. On dirait bien qu’on vient de lui poser une colle en lui demandant de nous schématiser ce parcours tant critiqué. « L’autre jour, avec quelques personnes pourtant familières de la question, il nous a fallu presqu’une heure pour le reproduire », confie le directeur de l’urgence à France Terre d’Asile.

Après quelques secondes d’hésitation, il se lance. Le tableau se noircit de sigles : CHUM, CAO, CAES, HUDA… La novlangue de l’asile. « L’encadrement est moins important dans ces dispositifs que dans les CADA. La vulnérabilité est moins prise en compte malgré le travail phénoménal qui y est accompli », pointe Guillaume Schers. « Les gens sont ballotés d’un endroit à un autre. Et dans ces centres, ils ne sont pas forcément bien accompagnés, abonde Ivonne Rocha, de la Cimade. On a l’exemple d’un CHUM où il y a un travailleur social pour 70 personnes. »

Au niveau des autorités, on ne mesure par la portée de ce refus, qui signifie pour les patients la poursuite de l’impunité
Ce suivi s’avère pourtant parfois précieux dans un dédale administratif où le temps est compté et les récits des exilés soigneusement examinés. En 2015, par exemple, près de la moitié des demandeurs d’asile hébergés en CADA se sont vu accorder une protection, contre 31 % de l’ensemble des demandeurs, révèle un rapport du Centre Primo Levi. Pour ceux souffrant de troubles psychiques dus aux violences subies dans le pays d’origine, cet accompagnement est même indispensable. Car c’est leur santé qui est en jeu. L’octroi du statut de réfugié est souvent déterminant dans le processus de guérison, observe en effet Omar Guerrero, psychologue au Centre Primo Levi : « C’est un Etat qui dit que ce qui vous est arrivé n’est pas concevable, que ça mérite punition et que dès lors, vous êtes protégé. » A l’inverse, un rejet risque d’être vécu comme un désaveu, un déni de reconnaissance, le symbole que sa parole ne vaut rien. Et c’est la dégringolade. « Au niveau des autorités, on ne mesure pas la portée de ce refus, qui signifie pour les patients la poursuite de l’impunité », déplore Omar Guerrero.

Suspicion

Aux dires de ceux qui les accompagnent, les demandeurs d’asile, déjà fragilisés par l’errance administrative, sont également confrontés à un climat de suspicion récurrent. C’est le cas notamment des mineurs isolés, dont la minorité n’est pas présumée d’office et qui doivent donc la prouver, avec un taux de reconnaissance variant de 9 à 100 % selon les départements. Alors qu’ils ont déjà subi des traitements inhumains, « c’est d’une violence inouïe. Cela aggrave les troubles psychiques », dénonçait en juin dernier Daniel Bréhier, psychiatre à Médecins du Monde, cité par Les Inrocks.

« La politique d’accueil part d’un principe : le réfugié ment », accusait deux mois plus tôt dans une tribune publiée dans Le Monde un collectif de psychologues et de psychiatres, en insistant sur les conséquences parfois dévastatrices des passages devant l’Ofpra ou la CNDA.

“Jamais je ne referai un entretien comme celui‑là. Je préfère me tuer.”

Les soignants parlent en effet d’un entretien vécu comme un interrogatoire, d’un « travail à la chaîne trop expéditif » pour des personnes vulnérables… « J’ai eu récemment un Peul de Guinée qui avait vu toute sa famille massacrée devant ses yeux. A l’Ofpra, ils lui avaient demandé de tout raconter, rapporte Marie-Caroline Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne, à Bobigny, et auteure de La Voix de ceux qui crient. A la sortie, il m’avait dit : "Jamais je ne referai un entretien comme celui-là. Je préfère me tuer". »

Entre ceux que les troubles de la mémoire empêchent de raconter en détails les violences qu’ils ont subies et ceux qui, par honte, préfèrent les taire, tous les psychologues rencontrés ont ainsi en tête des exemples de patients incapables de tenir un récit cohérent lors de leur audition et qui, une fois déboutés, ont sombré. Comme ce militant politique dont le souvenir des tortures endurées en prison avait brutalement ressurgi après son passage devant l’Ofpra. Envahi par les hallucinations, il avait tenté de se suicider. Ou comme cette femme au corps encore marqué par les graves violences subies dans son pays. « Elle avait l’impression d’être dans un cercueil qu’on fermait, se souvient Laure Wolmark, du Comité pour la santé des exilés (Comede). Et après le rejet de la CNDA , c’est comme si on achevait de le clouer. » « Le système de l’asile contribue à fabriquer des personnes malades », assène la psychologue. (...)

Mais « le droit est le droit », martèle Pascal Brice : « Le droit dit qu’il y a dans ce pays un droit d’asile qui relève de critères du droit qui évolue avec la jurisprudence. C’est le droit qui s’applique. Il passe par une instruction de la demande d’asile à l’Ofpra et notamment par un entretien qui repose sur l’établissement de la crédibilité. »

« Dura lex, sed lex »

Au bout de ce parcours chaotique, les structures dédiées à l’accueil des réfugiés n’ont plus qu’à ramasser les pots cassés. Au centre provisoire d’hébergement (CPH) de Massy, géré par la Cimade, le personnel s’avoue ainsi désarmé face à un public toujours plus vulnérable. Car en deux ans, celui-ci a changé. Alors qu’ils venaient pour la plupart des CADA, avec une meilleure prise en charge, les pensionnaires du CPH de Massy arrivent maintenant directement des campements parisiens ou des centres d’hébergement d’urgence. « On ressent ici les conséquences des traumatismes qu’ils ont vécus auparavant. Parce que c’est souvent au moment où ils se posent enfin, qu’ils ont enfin des papiers, un hébergement stable, qu’on observe un phénomène de décompensation. Tout ce qui avait été mis sous le tapis pendant le parcours ressurgit », constate Sonia Laboureau, directrice du centre. (...)

La loi asile-immigration adoptée durant l’été 2018 pourrait bien aggraver cette situation alarmante. Pourtant présenté par le gouvernement comme répondant à la fois aux principes d’humanité et d’efficacité, le texte fait bondir les associations. En cause, des mesures qui prévoient notamment le raccourcissement des délais d’instruction et de recours devant la CNDA, ainsi que l’allongement de la durée de rétention. Le Centre Primo Levi dénonce des dispositions inadaptées aux personnes en souffrance. La Cimade parle, quant à elle, d’un « Code de la honte ». »

Retrouvez l’article dans son intégralité ici.

  • Chapitre 3 : Un calendrier dans la tête

«  Comment se reconstruit-on après avoir été brisé par la violence ? En Ouzbékistan d’où elle est originaire, Mutabar Tadjibaeva a été emprisonnée, torturée et violée. Plusieurs fois, elle a frôlé la mort. Réfugiée en France depuis bientôt dix ans, cette défenseure des droits de l’homme continue à se battre tout en pansant ses plaies.

La combattante de Ferghana

L’espace d’un instant, le regard de Mutabar Tadjibaeva s’échappe. Il se fige treize ans en arrière, dans les geôles d’une colonie pénitentiaire ouzbèke où on l’a jetée pour la briser. La quinquagénaire aux courts cheveux poivre et sel prend une longue inspiration. Puis expire profondément. Sa voix se fait moins forte, son débit plus lent. « Cela a été horrible, inhumain. J’ai été torturée, battue. Mais si c’était à refaire, je ne choisirais pas de l’éviter », affirme la défenseure des droits de l’homme.

Dans son minuscule studio niché au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de la banlieue parisienne, Mutabar Tadjibaeva raconte son histoire en russe. Parfois, un SMS ou l’appel Skype d’un journaliste souhaitant l’interroger sur l’actualité ouzbèke l’interrompt. En France depuis dix ans, la militante n’a jamais réussi à en apprendre la langue. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Elle a suivi les cours que les associations dispensent aux nouveaux arrivants, jusqu’à ce qu’une dépression réduise ses efforts à néant. « Dans leur tête, les dissidents sont toujours chez eux. Leurs pensées ne les laissent pas partir, observe Sacha Koulaeva, ancienne responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). Mutabar souhaite de tout son cœur apprendre le français, mais elle est tout entière tournée ailleurs. »

Je suis née l’année du Tigre. C’est de là que vient mon goût pour le combat
Cet ailleurs, c’est la vallée de Ferghana, une vaste région fertile à cheval sur trois pays : l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Mutabar Tadjibaeva naît là, à Marguilan précisément, dans une famille ouvrière en 1962. « Je suis née l’année du Tigre. C’est de là que vient mon goût pour le combat », dit-elle en riant. L’envie d’en découdre devient évidente en janvier 2000 après une visite du président Islam Karimov dans la région. Tout juste réélu pour un second mandat, celui qui dirige le pays d’une poigne de fer depuis neuf ans y tient un vibrant discours dans lequel il dénonce la corruption des fonctionnaires et dit rêver de « cœurs ardents » qui s’y opposeraient. « Je l’ai pris au mot. Et avec quatre voisines, j’ai fondé le Club des cœurs ardents », sourit Mutabar Tadjibaeva. Depuis quelques années déjà, elle publie dans les journaux locaux de virulents articles dénonçant la corruption et les violations des droits de l’homme qui ont cours dans sa vallée.

Les cinq voisines s’attaquent d’abord à la criminalité et à la toxicomanie qui sévissent dans leur cité. Elles harcèlent les organismes sociaux jusqu’à ce que les dealers soient chassés du quartier. Leur succès retentit dans tout le pays. Mutabar Tadjibaeva, elle, se forge une réputation d’irréductible et finit sur la liste noire des autorités. « C’est génétique », dit-elle en riant. Enfant, elle écoutait sa mère lui raconter l’histoire de ce grand-père déporté avec sa famille en Sibérie parce que les autorités soviétiques le considéraient comme un ennemi de la nation. Les procès à son encontre se multiplient en même temps que ses actions coup de poing. On l’accuse de calomnie ou de hooliganisme. A chaque fois, elle en sort blanchie.

Seule face à la machine

Tout bascule au printemps 2005. A l’origine, une lettre que la militante adresse à Islam Karimov : « Monsieur le président, il se passe quelque chose à Andijan… » Dans cette ville de l’est du pays, vingt-trois chefs d’entreprise ont été emprisonnés pour extrémisme islamique. Onze jours après avoir envoyé ce courrier, Mutabar Tadjibaeva est enlevée à Tachkent, la capitale, et conduite à un commissariat. « J’ai été jetée dans une pièce. Là, trois types tatoués qui puaient m’ont bâillonnée et ligotée. Et ils m’ont violée », souffle-t-elle. Les policiers la menacent : si elle continue, c’est sa fille qui y passera.

Assignée à résidence, elle observe à distance la colère enfler à Andijan et, le 13 mai, des milliers de manifestants descendre dans la rue pour dénoncer en vrac la pauvreté, le chômage, la corruption. L’armée ouvre le feu. Des témoins et ONG feront état d’au moins 500 morts, peut-être 1000, bien plus en tout cas que les 173 rapportés par le régime. Mutabar Tadjibaeva en est certaine : les autorités ouzbèkes sont derrière ce massacre. Le 7 octobre, alors qu’elle s’apprête à se rendre à une conférence internationale sur les droits humains pour en produire les preuves, elle est arrêtée, placée en détention et finalement condamnée à huit ans de prison.

« Avant d’être arrêtée, je combattais la torture, mais cela restait un mot abstrait, note la militante. La prison, c’est une lutte. Tu es seule face à la machine. » Mutabar Tadjibaeva passe 23 mois en colonie pénitentiaire, dont 112 jours à l’isolement dans une cellule glaciale avec une simple chemise pour seul vêtement. Elle subit des tortures à répétition, enfermée plusieurs heures dans une chambre froide ou bien suspendue à un crochet pour être tabassée à coups de bouteilles d’eau. « Parfois aussi, les gardiennes et les détenues les plus féroces se mettaient en cercle autour de moi et me poussaient comme un ballon. Certaines m’obligeaient à leur embrasser le pied. Et elles me filmaient en se moquant de moi », décrit-elle avec force gestes. On lui promet une amnistie contre des aveux ; elle résiste. « Mon association aurait été déclarée hors-la-loi. Les activistes, nos soutiens, auraient été arrêtés, torturés, humiliés. » Si sa volonté tient, son corps lâche. En mars 2008, elle est conduite à l’hôpital où on l’opère sans lui dire de quoi. Mutabar Tadjibaeva apprendra finalement qu’on lui a retiré l’utérus parce qu’elle aurait été atteinte d’un cancer. Elle ne saura jamais si c’était vrai.

Libérée deux mois plus tard à la faveur d’une forte mobilisation internationale, Mutabar Tadjibaeva se voit décerner à l’automne suivant à Genève le prestigieux prix Martin-Ennals, considéré comme le Nobel des droits de l’homme. Elle hésite : doit-elle rester en Europe ou bien rentrer ? « Les discussions avec ma fille ont été très agitées », se souvient la militante. En juin 2009, elle se décide finalement à demander l’asile en France. L’association Traces, spécialisée dans le traitement des séquelles de la torture, la prend alors en charge pendant cinq ans, avant de la réorienter vers le Centre Primo Levi .

Des mots qui libèrent

L’immeuble anonyme de l’avenue Parmentier devient pour Mutabar Tadjibaeva le lieu de rendez-vous réguliers. Dans la petite salle d’attente, elle croise d’autres personnes que les violences politiques ont démolies. Elles sont pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, mais aussi du Caucase, de Turquie ou d’Afghanistan. Ici, plus de la moitié des consultations sont menées à l’aide d’un interprète. Un luxe que toutes les structures de santé n’osent pas forcément se permettre. Les mots sont pourtant essentiels à la guérison. « Dès qu’on trouve des mots pour nommer quelque chose, même s’ils sont désagréables, on peut faire un deuil », indique le psychologue Omar Guerrero.

« Les mots vont permettre de construire un récit et ainsi rétablir le lien chronologique qui a explosé, ajoute Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne, à Bobigny, et auteure de La Voix de ceux qui crient. Parler permet aussi de recréer un lien humain alors que l’événement a désolidarisé la personne du monde commun, qu’elle est toute seule avec sa douleur. »

Il ne s’agit pas d’un « débriefing post-traumatique », prévient cependant Laure Wolmark, du Comité pour la santé des exilés (Comede). Pas question d’exiger des patients le récit détaillé de ce qu’ils ont subi. « D’abord parce que les événements sont loin et que, par conséquent, cela n’aurait pas beaucoup de sens. D’autre part, parce qu’ils ont déjà été souvent amenés à raconter leur histoire », observe la psychologue. Lors de ces consultations, les exilés sont libres de parler de ce qu’ils veulent. De ce qui va, de ce qui ne va pas, de ce qu’ils ont vécu ou de ce qu’ils souhaitent faire. Les soignants, eux, tâchent de les aider par l’écoute et la parole.

Alors les patients racontent. Ils racontent ce qu’ils ont vécu au pays : les viols, la torture, leur engagement politique, la défense de leur langue, leur religion, une identité que le pouvoir a voulu effacer... Mais le plus souvent, ils racontent ce qu’ils vivent en France. « L’exil, ce n’est pas seulement partir, pas seulement ce qu’on a subi, pas seulement le parcours. C’est aussi ce qu’on vit ici, à savoir une très grande précarité sociale, un isolement relationnel, des difficultés à se nourrir », souligne la psychologue Laure Wolmark. Les déboutés de l’asile parlent de leur situation actuelle, des gens qu’ils rencontrent et de leur relation avec eux. Ils parlent de leur famille restée au pays, de ce qu’ils faisaient, de ce qu’ils aimeraient faire. Il y a ceux aussi qui ne parlent pas ou très peu. Eux veulent juste s’assurer que quelqu’un est là, qu’on s’intéresse à eux.

“Elle ne voyait plus le fantôme de son tortionnaire”

« On ne peut pas guérir des séquelles de la torture, avertissait le Centre Primo Levi dans un livre blanc publié en 2012. Tout l’enjeu des soins est de soulager les souffrances, d’offrir des perspectives d’un "vivre après" la torture et de permettre la sortie du statut de victime. » Ce travail est un long cheminement. Il peut durer plusieurs mois, voire des années. Jusqu’au déclic. « Un signe, ça peut être le fait d’aller signaler une erreur dans son dossier auprès des services administratifs, remarque Omar Guerrero, citant l’exemple d’une patiente violée dans son pays et à son arrivée en France. Petit à petit, les mois passant, concentrée sur les démarches administratives, elle ne voyait plus le fantôme de son tortionnaire dans la rue. Les petites choses du quotidien, autrefois compliquées, devenaient plus simples. Elle a commencé à établir des relations sociales, à s’engager avec un homme. »

L’obtention du statut de réfugié est souvent déterminante. Pour certains, elle permet de penser à l’après, de construire des projets. Pour d’autres, au contraire, elle marque la rupture définitive avec leur pays d’origine et l’établissement d’une nouvelle identité réduite à celle de « réfugié ». « La séparation d’avec le pays se réalise effectivement et psychiquement lorsque le sujet obtient son statut de réfugié. Et elle est follement douloureuse : le demandeur d’asile promu réfugié sait qu’à partir de ce moment-là il sera toujours en exil », observe la psychologue Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky dans son livre La Voix de ceux qui crient.

Prisonnière de la torture

Mutabar Tadjibaeva, elle, est toujours poursuivie par ses démons ouzbeks. Elle dit avoir été la cible d’une campagne de calomnies et même victime d’une tentative d’assassinat. La défenseure des droits de l’homme a fait de son minuscule studio de banlieue parisienne le centre opérationnel de son combat. Chaque jour, elle reçoit des dizaines d’appels, travaille jusqu’au milieu de la nuit pour se réveiller aux aurores. « Depuis que je suis en France, je n’ai jamais eu le temps de visiter un musée », avoue-t-elle. Une psychologue lui avait pourtant suggéré il y a quelques années de se détacher de ses activités... « Mais c’est impossible, s’était écriée Mutabar Tadjibaeva, les deux sont liés ! »

Sacha Koulaeva s’en souvient comme si c’était hier. La militante était arrivée à son bureau de la FIDH dévastée. Comme si elle revivait les pires moments de sa vie. « Pendant toutes les séances de torture en prison, on me demandait d’arrêter mes activités. Malgré tout, je n’avais pas cédé, j’avais continué. Et là, quelqu’un qui est censé m’aider me réclame la même chose », lui avait-elle raconté en pleurs.

Après quatre ans de consultations, les séances au Centre Primo Levi ont pris fin en mars 2018. « Ils m’ont affirmé que j’étais guérie. Mais je ne suis pas du tout guérie, s’offusque Mutabar Tadjibaeva. Au contraire, ma situation s’aggrave ! »* Posée près d’elle, une imposante trousse à pharmacie débordant de médicaments témoigne des maux qui continuent de la faire souffrir.

“Elle a l’impression de mourir avec eux”

Le traumatisme des violences subies en Ouzbékistan est toujours là, tapi, sournois, prêt à ressurgir. « Les gens qui ont vécu ce genre de tortures ont un calendrier dans la tête », dit la militante. Le 15 avril dernier, elle a rêvé que sa petite-fille était kidnappée et que sa mère la cherchait partout sans la trouver, avant de la découvrir dans un couloir. Elle s’est réveillée en pleurant sans pouvoir s’arrêter. Plus tard, elle a réalisé qu’à la même date, il y a treize ans, elle avait été enlevée et violée. Parfois aussi, une violente douleur à la jambe lui rappelle qu’il y a quelques années, dans la vallée de Ferghana, un étrange accident de voiture l’a envoyée plusieurs jours à l’hôpital. « Il lui est également arrivé d’être hospitalisée après la mort en détention d’un militant ouzbek, se remémore Sacha Koulaeva. Elle s’identifie tellement aux prisonniers en Ouzbékistan qu’elle a l’impression de mourir avec eux. »

Aidée par l’association Traces, la défenseure des droits de l’homme a raconté son histoire dans un livre jamais publié : La Prisonnière de l’île de la torture. Elle y a soigneusement consigné les actes, les noms des personnes qui l’ont aidée et de celles qui l’ont violentée. Comme pour exorciser le mal qu’elle a subi. Mais l’entreprise n’a pas eu l’effet libérateur espéré. Dix ans après sa sortie de prison et son arrivée en France, une part de Mutabar Tadjibaeva demeure enfermée dans un cachot glacial de la colonie pénitentiaire de Tachkent. (...)  »

Retrouvez l’article dans son intégralité ici.

Voir en ligne : http://webdoc.rfi.fr/les-morsures-d...


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