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Mayotte : de l’île aux enfants à la poudrière

Publié le 6-07-2016

Source : Libération

Auteur : Nathacha Appanah

« A Mayotte se rejoue comme un « Calais » du bout du monde. L’archipel des Comores, ce sont quatre îles : Grande Comore, Mohéli, Anjouan, qui forment l’Union des Comores, et Mayotte, la Française, l’Européenne. Anjouan est à 70 kilomètres de Mayotte. Entre les deux : migrants, passeurs, reconduites à la frontière, mineurs isolés…

Depuis le début de l’année, à Mayotte, aux cris de « la France aux Français », des « comités de villageois » ont chassé des Comoriens, en situation irrégulière ou pas, de leur logement. Les expulsions sauvages s’appelaient « décasages ». Je me souviens des paroles de ce pompier volontaire rencontré dans la cour de la caserne de Petite-Terre à Mayotte, en octobre 2015. Il était assis sur une brique descellée et il me l’avait dit quand je lui avais parlé de ce que je faisais sur l’île ; il avait fait cracher ses mots et m’avait regardée bien en face avec ses yeux fatigués. « Tu verras, un de ces jours, on fera le travail nous-mêmes puisque la France ne fait rien. Trop bon, trop con, le Mahorais, depuis tout ce temps. Je me suis fait encore cambrioler hier. Ils m’ont tout pris. Si ça continue on va les virer nous-mêmes. »

Nous étions dans l’ombre vacillante d’un manguier ; derrière nous, le lagon turquoise de l’océan Indien et, en contrebas, les vagues venaient mourir en chuintant sur un tapis de rochers noirs. Dans la cour de la caserne, un peu plus loin, le drapeau bleu, blanc, rouge levé haut sur son mât claquait au vent. Il y avait, ce vendredi-là, sur l’île française nichée dans le canal du Mozambique, toute la nonchalance d’un début d’après-midi tropical et la réalité violente du jour à son mitan.

« Ils », ce sont ces hommes, ces femmes et ces enfants qui accostent tous les jours sur les plages de Mayotte, et qui sont accusés de tous les maux qui gangrènent l’île : cambriolages, rackets, vols, viols, agressions violentes, complots politiques. Depuis des années, ils viennent des îles voisines de l’archipel des Comores (Anjouan, Grande Comore, Mohéli) et même de certains pays d’Afrique, risquant leur vie à bord d’embarcations de fortune appelées les kwassas-kwassaspour rejoindre le 101e département français - ce coin de France, ce bout d’Europe, ce mirage où ils pensent trouver un mieux. S’ils arrivent à faire la traversée (il y a très souvent des naufrages), s’ils ne sont pas interpellés par la police aux frontières (PAF), ils s’installent durablement dans des cases en tôles sur les collines et dans la campagne de Mayotte dans l’espoir d’une carte de séjour. Le nombre de reconduites à la frontière à Mayotte est équivalent à celui de la métropole entière (presque 20 000 pour l’année 2014), mais la pression migratoire est telle qu’aujourd’hui un tiers de la population serait « sans papiers ».

« Ils », ce sont aussi tous ces jeunes, sans foi ni loi, qui tiennent l’île en joue depuis plusieurs mois. En avril, en pleine grève générale pour une « égalité réelle avec l’Hexagone » et à des milliers de kilomètres de Nuit debout, des gangs d’adolescents sont sortis à la nuit tombée pour caillasser maisons et voitures. Récemment, ce sont des « coupeurs de route » qui ont sévi. Des jeunes, encore, souvent armés de coupe-coupe et de chaînes en fer, ont érigé des barrages avec des troncs d’arbres et des branchages pour racketter et agresser les automobilistes. Dans un climat délétère et angoissant, l’Etat a envoyé des renforts de la police et de la gendarmerie, et a intensifié les reconduites à la frontière. Est-ce assez pour rattraper ce pays à la dérive ? Est-ce trop tard ?

J’ai vécu à Mayotte de 2008 à 2010, et j’avais été frappée du nombre d’enfants dans la rue. Ils étaient petits, ces enfants-là, ils allaient souvent à l’école ; parfois, ils venaient chiper des bananes dans ma cour, et quand je les surprenais, ils s’enfuyaient en criant joyeusement, « désolée madame, merci madame ! » Quand la pluie drue des mois d’été venait brouiller l’horizon, ils s’esclaffaient et jouaient à prendre des douches sous les cascades des gouttières. A ces moments-là, Mayotte me faisait l’effet d’une île aux enfants, mais je savais que c’était un leurre. Beaucoup de ces gamins étaient seuls. Leurs parents avaient été reconduits à la frontière et les avaient laissés à Mayotte, pensant leur offrir de meilleures perspectives d’avenir, et dans l’espoir de revenir aussi car ici on peut être reconduit à Anjouan par avion le matin et reprendre un kwassa-kwassa le soir même. Quelques amis - policier, pompier, infirmier, travailleur social - jouaient les Cassandre, déjà. Que vont devenir ces petits plus tard ? Que faire s’il n’y a plus personne pour les nourrir ? Comment les protéger ? Que deviendront-ils à l’adolescence ? Seront-ils reconduits eux aussi à Anjouan une fois majeurs ? Ils disaient tous, ces amis-là, comme reprenant une terrible rengaine : ces enfants-là, c’est une poudrière.

Mais, à l’époque, ils étaient petits, mignons, joyeux et ils ne prenaient pas beaucoup de place. Il y avait toujours un oncle, un cousin, une tante pour veiller sur eux, pour leur donner à manger, pour les habiller, pour les forcer à aller à l’école, pour les abriter, la nuit.

En 2012, un rapport du Défenseur des droits s’inquiète de la situation des « 3 000 mineurs isolés » à Mayotte. En 2013, une mission de la préfète Yvette Mathieu rapporte une délinquance de survie, une jeunesse désabusée qui n’a rien à perdre. En avril 2015, le Défenseur des droits s’inquiète à nouveau de la situation des mineurs isolés. Les appels au secours de la population, de certains députés et de la presse locale ne manquent pas. Mais il y a comme une impossibilité à dire cette île vraiment et à faire comprendre sa réalité chaotique.

Je suis retournée à Mayotte l’année dernière pour raconter ce pays dans un roman, et j’ai retrouvé une île pressurée de toutes parts - immigration massive, délinquance, insécurité, violence, pauvreté, chômage abyssal, système hospitalier et éducatif au bord de l’explosion, population épuisée qui a l’impression d’avoir été abandonnée par la France.

J’ai accompagné d’autres pompiers, infirmiers, travailleurs sociaux, et j’ai traîné dans les ruelles bordées de cases roussies de Gaza, ce bidonville à la lisière de Mamoudzou, le chef-lieu de l’île, et écouté ceux qui ont bien voulu me parler. Les adolescents - souvent encore mineurs - s’organisent en bandes, volent, agressent et se droguent à la fameuse « chimique », ce mélange d’herbe, de tabac et d’un produit de synthèse équivalent au crack. Ils se gavent de clips rap hardcore pour imiter les gangs latino-américains. Les petits sont envoyés faire la manche ou du vol à l’étalage. Le soir, on peut les apercevoir, à la lueur des rares réverbères, fumer, boire et attendre un je-ne-sais-quoi. Oui, les enfants ont bien grandi, ils ne sont plus joyeux, mignons et ils se font entendre. La poudrière a bel et bien explosé.

Les journaux locaux étalent à la une des faits divers plus sordides les uns que les autres et, souvent, ce sont encore des adolescents à l’origine de ces actes terribles. Désormais tout le monde - même un commissaire de police, braqué il y a quelques jours - a une histoire personnelle de vol, de racket ou d’agression à raconter. Après la mort violente d’un homme en avril, une manifestation à Mamoudzou a mobilisé les habitants. Une femme interviewée par France 2 dit : « On a peur de tout, on est toujours avec le Taser à la main. » Ici, on ne parle plus de poudrière mais de « guerre » imminente. Ici, c’est le 101e département français.

S., 17 ans, que j’ai rencontré plusieurs fois l’année dernière, m’avait raconté :« Les jeunes sont dans un cercle vicieux, et c’est toujours le retour à l’échec. Ils volent 500 euros, s’achètent de la drogue, à boire, un téléphone, un peu à manger et, ensuite, ils sont à sec, et il faut voler à nouveau. » S. a déjà été arrêté pour faits de violence, mais essaie de « laisser tomber tout ça ». Dans le parc de la pointe Mahabou, au-dessus de Mamoudzou, le jeune homme suivait des yeux la barge qui fait la traversée entre Petite-Terre et Grande-Terre. Puis il a dit : « Le soir, j’aime bien venir ici et regarder les lumières de mon pays. C’est beau. » Encore une fois, je me suis demandé comment faire pour que les mots ne soient pas qu’une litanie fanée et corrompue qui viendrait mourir sans bruit dans le lagon turquoise de Mayotte. »

Voir en ligne : http://www.liberation.fr/debats/201...