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A Taizé, l’accueil improvisé des jeunes migrants de Calais

Publié le 11-11-2016

Source : www.lemonde.fr

Auteur : Lucie Soullier

« La communauté œcuménique a pris en charge seize adolescents qui rêvaient de passer outre-Manche. Mais ni les mineurs évacués de la « jungle » ni les bénévoles ne savent quand le Royaume-Uni étudiera les dossiers.

« Je dois lui dire quoi ? » Du haut de ses 14 ans, Taher ne sait plus quelle réponse donner à l’assistante sociale du centre d’accueil et d’orientation pour mineurs (Caomi) d’Ameugny, en Saône-et-Loire. Il vient d’Erythrée ; veut passer outre-Manche ; n’a pas de papiers. Tout cela, il l’a déjà dit et répété. Que doit-il donc ajouter pour reprendre le chemin du Royaume-Uni ?

Dans la nuit du 2 au 3 novembre, un bus un peu particulier a grimpé la colline de Taizé pour l’amener jusqu’à la communauté œcuménique qui accueille des dizaines de milliers de pèlerins chaque année. Taher et quinze autres mineurs tout droit venus de la « jungle » démantelée de Calais (Pas-de-Calais) en sont descendus, sous les applaudissements.

Une semaine plus tard, les voilà installés, deux par chambre à Olinda, une maison en pierre de la communauté de Taizé devenue l’un des 64 Caomi de France où ont finalement, après quelques jours de flottement à Calais, été répartis les 1 932 mineurs susceptibles d’être accueillis par le Royaume-Uni. Le gouvernement britannique s’est engagé, après un bras de fer avec la France, à étudier les dossiers en envoyant un fonctionnaire dans chaque centre.

En attendant l’arrivée de cet émissaire britannique – la date est un secret bien gardé –, Mohamed refuse de se faire soigner. Le jeune Syrien de 17 ans souffre d’un problème rénal qui nécessite des analyses. Lui secoue la tête sans ciller, malgré la douleur : il a accepté que le médecin du village l’ausculte, mais ne fera rien de plus de ce côté de la Manche.

Leur confiance dans le système français est plus qu’ébranlée, après des semaines voire des mois passés dans le bidonville calaisien. Sadig a fui un conflit sanglant au Darfour (Soudan), mais c’est à l’évocation de la « jungle » française que son visage juvénile se contracte, résumant ce qu’il y a vécu en un mot : « war ».

Pour les convaincre de s’en éloigner après le démantèlement, « on [leur] a menti », raconte avec amertume Isaq, l’un des quatorze Soudanais du groupe. Les deux heures de route annoncées sont devenues treize, et les trois jours promis avant une réponse britannique se sont étirés en trois à six semaines, à leur arrivée.

Communauté des « on verra »

Quant à ce qui les attend désormais, un même brouillard recouvre les migrants et ceux qui les entourent. L’association Le Pont, mandatée par l’Etat pour la gestion administrative du centre, confie elle-même avoir bien des difficultés à cerner sa propre mission. Doit-elle constituer des dossiers pour les transmettre aux Britanniques, ou au contraire pour les conserver au cas où les jeunes resteraient ?
Une seule chose semble claire : aucune investigation sur leur âge n’est prévue avant la réponse de Londres. Ce n’est qu’en cas de refus que la protection de l’enfance prendra le relais, en France, et entreprendra de déterminer s’ils sont bien mineurs, et isolés.

Mais Olinda est encore bien loin de tout cela. Ici règne « la communauté des “on verra” », préfère sourire Anton Huber, l’un des cinq volontaires de 20 à 23 ans vivant avec les adolescents. La préfecture les a prévenus deux jours avant leur arrivée seulement que les migrants seraient mineurs, et ils ont découvert leur nombre à la descente du bus. Il a bien fallu s’adapter.

Urgence humanitaire oblige, les bénévoles de Taizé comme les salariés du Pont avaient accepté immédiatement de les accueillir, « sans condition ». Sans diplôme d’encadrement de mineurs pour les premiers, sans habilitation de la protection de l’enfance pour les seconds.

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Sans compter l’expérience accumulée depuis l’arrivée de dix Soudanais et d’un Afghan, en 2015. Abdelkarim Ahmad Dindi et Sultan Ishaq, qui ont depuis obtenu un statut de réfugié, ont d’ailleurs emménagé à Olinda, jouant les traducteurs et les grands frères avec « les nouveaux ». Pour les rassurer et leur montrer que la France, « ce n’est pas que Calais », promet Abdelkarim.

« La société civile en action », affiche fièrement Orsi Hardi, venue déposer stylos et cahiers pour les cours d’anglais et de français conduits par d’autres bénévoles. Même si la Hongroise de 42 ans estime le relais citoyen essentiel, elle aurait aimé que l’Etat admette avoir besoin d’aide. « Il faut arrêter les effets d’annonce. Au lieu d’affirmer que tout était parfaitement géré de A à Z, ils auraient pu dire qu’ils avaient besoin d’un coup de main », lance-t-elle.

Quid de la charte des Caomi qui prévoit un accompagnement social, psychologique, médical et administratif ? « On a rigolé quand la préfecture nous l’a montrée », sourit Mme Hardi. Car ici, ce sont surtout les cinq bénévoles de Taizé installés avec les jeunes migrants qui gèrent la vie quotidienne depuis une semaine. Entre matchs de football, grandes tablées et répartition des tâches ménagères, l’endroit ressemblerait presque à une colonie de vacances… si les traumatismes n’étaient pas aussi présents.

Zone d’attente

Les violences, celles qu’ils ont fuies, celles du voyage vers l’exil, celles de Calais, se lisent sur les visages marqués. « C’est passionnant mais effrayant en termes de responsabilité », admet Julien Millot. Malgré son passage à ATD Quart Monde, rien ne préparait le jeune Jurassien de 23 ans à ces rencontres, ici. Dans son pays. Le premier jour, lorsqu’il leur a proposé d’utiliser la machine à laver, la plupart l’ont regardé d’un air circonspect. Leurs seuls vêtements, ils les portaient.

Comme Pascal, Daniel, Simon et Anton, Julien est devenu une épaule pour Taher, Sadig, Mohamed, Radwan, Shadat et les autres. Une oreille présente – du Wi-Fi qui saute à l’angoisse de l’avenir –, mais impuissante. Olinda n’est qu’une zone d’attente, puisque leur objectif reste de rejoindre le Royaume-Uni.

L’enjeu est, pour le moment, de les faire patienter sans fermer les portes à double tour. Car les bénévoles ne joueront pas les gendarmes ; seuls les liens qu’ils tissent font espérer au frère Benoît qu’au moins « ils diront au revoir » s’ils s’enfuient.

Mardi soir, peu avant le dîner que le maire d’Ameugny et son épouse venaient partager – crêpes et confitures maison étaient au menu –, la porte s’est ouverte sur deux visages adolescents qui ont éclairé tous les autres. Abdulqader et Mustafa avaient disparu depuis quelques jours. Les autres avaient promis qu’ils reviendraient, mais personne n’y croyait. Pourtant, la foi ici, on connaît. « 16 sur 16 ce soir ! », lance frère Benoît dans un éclat de rires. Demain, « on verra ». »

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