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L’école, une « bulle d’oxygène » pour les migrants de Grande-Synthe

Publié le 7-02-2017

Source : www.lemonde.fr

Auteur : Mattea Battaglia

« Des dizaines d’enfants kurdes, syriens ou pakistanais sont accueillis dans les classes.

Il y a trois « petits nouveaux », cet après-midi de janvier, dans la classe de maternelle de Julie Soyez : Rojan, 3 ans, Ahmed Shanga, 5 ans, et Mohamed, 7 ans. « Trois inséparables », glisse l’enseignante de l’école Ferrer de Grande-Synthe (Nord). Les deux plus jeunes, assis à la même table, s’affairent à clouer sur des planchettes des formes géométriques en caoutchouc coloré. Debout entre leurs deux chaises, une main sur chaque dossier, Mohamed leur souffle des conseils dans une langue qui laisse leurs quinze camarades de moyenne section circonspects.

« De l’anglais ? », demande une brunette installée à la table voisine, ses petits doigts collant et décollant des languettes de papier mais le regard rivé sur le trio. « Non, du kurde, lui répond Adeline Markwitz, la directrice, venue prêter main-forte pendant que ses élèves de petite section font la sieste. Tu te souviens ? Je t’ai montré sur le planisphère d’où ils sont partis. »

Passer en Angleterre

Impossible, à leur arrivée, il y a une heure, de répartir les trois enfants en fonction de leur âge. « Mohamed n’a pas voulu aller au CP. Il veille sur ses cadets, explique Julie Soyez. C’est le premier jour, il se laissera peut-être convaincre demain… s’il revient. » Car nul n’ignore, dans cette ville voisine de Dunkerque où a ouvert il y a bientôt un an le seul camp humanitaire de France, que chaque nuit offre une nouvelle occasion de tenter de passer en Angleterre aux quelque 1 200 migrants, dont 140 enfants selon le recensement de janvier, qui y sont massés.

Alors, que les petits natifs de Grande-Synthe puissent surnommer « les Anglais » ces camarades de passage, venus du Kurdistan irakien pour la plupart mais aussi d’Iran, de Syrie ou du Pakistan, fait sourire les enseignantes. « Le comble de l’ironie », lâche Adeline Markwitz. La jeune femme aime rappeler un autre « bon mot » de ses élèves qui, à ses yeux, leur sied mieux : « Les enfants de la lumière. » Du nom du camp de la Linière, ainsi nommé à cause d’une ancienne usine de triage de lin qui lui fait face.

Milan, Saya, Baban… sur une feuille A4, la directrice a dressé le tableau des présents depuis la rentrée de janvier. « Huit journées pleines… et vingt-huit enfants qui ont défilé. » Le constat est le même dans les écoles Curie, Daubié, ainsi qu’au collège Dumoulin et, depuis peu, au lycée du Noordover où, chaque après-midi, le car de la mairie passe déposer les enfants du camp vers 14 heures, et les récupère à 16 heures. Leur présence est en dents de scie, à l’image des effectifs « en accordéon » dans les baraquements de bois de la Linière, supposent les enseignants.

Mais pas seulement. Il y a les enfants qu’ils ne reverront pas parce qu’ils ont réussi à traverser la Manche. Et tous ceux qu’ils accueillent par intermittence parce que leurs parents préfèrent les garder près d’eux. Ils ont « leurs raisons » : soucis de santé, fatigue extrême, espoir d’un départ imminent agité par les réseaux mafieux…

[...]

« Qu’importe finalement le nombre, défend Nathalie Benalla, directrice de l’école Curie où une vingtaine d’enfants du campement se sont relayés depuis la rentrée, sept à huit régulièrement… mais aucun ce lundi. L’école n’en joue pas moins son rôle : être une porte d’entrée dans la cité, faire vivre les valeurs de la République pour ces enfants du bout du monde mais aussi pour ceux d’ici. » Une mission que la communauté éducative, sur ces anciennes terres sidérurgiques marquées par les vagues d’immigration successives, a relevée avec volontarisme. « Avec exemplarité, même, raconte Carole Boyer, inspectrice de la circonscription : Je n’ai pas eu besoin de défendre le projet. Dès le départ, je n’avais face à moi que des directeurs d’école partants ! »

Au printemps 2016, trois options se dessinent : ouvrir une école dans le campement, comme près de la « jungle » de Calais, affecter tous les enfants dans une seule école ou les répartir. C’est cette voie – « celle de l’inclusion véritable », défend Mme Boyer – qui est choisie. L’inspection d’académie délègue des moyens en plus. L’engagement, l’enthousiasme des enseignants font le reste. Ils lèvent les craintes que peuvent exprimer, du bout des lèvres, certains parents. « “Ces enfants sont-ils vaccinés ?” “Est-ce que leur présence ne va pas nous accaparer ?” C’est moins du rejet que de l’appréhension », note Adeline Markwitz.

Pour dissiper les inquiétudes et bâtir des passerelles, l’école reste ouverte durant les congés d’été, de la Toussaint, de Noël. Une garderie à ciel ouvert, du lundi au vendredi, est organisée. « On a préparé des gâteaux, récupéré des trottinettes, des jeux, de la pâte à modeler… C’était la fête, racontent Marine Carpentier, maman d’un garçon en CM1, et Cindy Demazières, qui a une fillette en CE2. Il suffit de voir ces enfants débarquer, avec leur sourire jusqu’aux oreilles, en criant “school, school” pour ne plus avoir de doutes ! »

« La fleur au fusil »

Pédagogiquement, les équipes défendent la « souplesse ». Du « cas par cas » ou presque : « Il faut s’adapter aux besoins, aux parcours, au vécu… Ces enfants font bouger les pratiques », explique Peggy Deboudt, conseillère pédagogique. A l’école Curie, la réforme des rythmes scolaires a été mise à profit : on propose aux enfants du théâtre, de la musique… A Ferrer, l’accent est mis sur les ateliers en autonomie mais aussi sur de petites séances de lecture et de langage collectives. Tout cela en français ? « Ce devrait être une priorité, reconnaît Lisa Taccoen, institutrice spécialisée dans la prise en charge des élèves dits allophones. Mais le principe de réalité l’emporte : l’anglais facilite les échanges… D’autant que c’est la langue que ces familles voudraient parler ! »

« On est partis la fleur au fusil, en se demandant comment ajuster les programmes, l’évaluation, raconte Sophie Poisson, principale du collège Dumoulin. Sans renoncer à l’ambition, il faut savoir avancer avec modestie. » Dans son établissement de 370 élèves classé « REP + », dix enseignants se sont portés volontaires pour accueillir, chaque jour, de un à sept adolescents de la Linière répartis dans les classes. Deux professeurs dans une même salle, une heure durant, croisent leurs disciplines. « Les objectifs ne sont pas seulement scolaires, fait valoir Mme Béague, professeure spécialisée dans la prise en charge des troubles fonctionnels. Que ces jeunes échangent avec d’autres gamins, se sentent mieux voire bien, qu’ils trouvent parmi nous une bulle d’oxygène, presque une vie normale… On s’en satisfait ! »

Dans sa classe de 6e, Willowna, Anastasia, Cassandra, Youssef et Iliès ont entamé une partie revisitée du jeu de cartes Uno, mêlant aux chiffres des fractions. Arko et Kardin les rejoignent. Les deux jeunes Syriens prennent vite leurs marques : en maths, ils n’ont rien à envier aux enfants de Grande-Synthe. Quand sonne la récréation, ils ne les rejoignent pas dans la cour mais se ruent au « foyer ». A eux le baby-foot… et les ordinateurs. « On les laisse faire : comme tous les ados, ils adorent aller sur Internet, écouter de la musique… C’est un lien avec leur pays d’origine », note Mme Béague.

A la porte du foyer, deux collégiens plus âgés les observent. « Il parait qu’il faut jarter de nos maisons pour eux… », marmonne l’un d’eux. Mme Béague lui fait répéter. Il maintient : « Les politiques disent qu’on doit leur donner nos maisons. » L’affirmation a beau rester floue, elle semble bel et bien s’inspirer de la théorie du « grand remplacement ». L’enseignante ne laisse rien passer : « Où as-tu entendu ça ? Tu connais la différence entre rumeur et réalité ? Est-ce qu’une seule famille autour de toi a dû quitter sa maison ? » Les deux jeunes tournent les talons.

A l’école Ferrer, à la récréation, les enfants se mêlent plus facilement. « L’âge s’y prête… et le toboggan », sourit Julie Soyez. La petite Rojan a lâché la main de ses frères : encadrée de deux fillettes, elle court d’un bout à l’autre de la cour, hurlant de joie. Ahmed Shanga et Mohamed la couvent du regard, assis sur un banc, un peu à l’écart. »

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