Jeunes étrangers isolés : l’impossible preuve de la minorité

Source : Recueil Dalloz du 14 juillet 2016

Auteurs : Karine Parrot, Jean-François Martini

Résumé : (source Dalloz) "Il est urgent d’en finir avec ces politiques publiques féroces et discriminatoires envers les enfants étrangers qui demandent protection à la France. Jean-François Martini, Juriste au groupe d’information et de soutien des immigré.e.s Karine Parrot, Professeur de Droit"

I - Un contrôle insuffisant qui hypothèque la force probante des actes de l’état civil étranger

« Si la Cour de cassation ne saurait opérer un contrôle plein de la force probante attribuée par les juges du fond aux actes étrangers, elle a tout de même pour rôle de contrôler l’interprétation et l’application que les juges font de l’article 47 du code civil. Depuis sa rédaction en 1804 et jusqu’en 2003, l’article 47 se contentait de poser le principe de bon sens de la force probante des actes de l’état civil étranger : « Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers, fait en pays étranger, fera foi, s’il est rédigé dans les formes usitées dans ledit pays ». En 2003, une énième loi sur la maîtrise de l’immigration et le séjour des étrangers en France atténue singulièrement la force du principe en formulant de manière très large les conditions dans lesquelles la force probante de l’acte peut être remise en cause. Selon l’article nouveau, l’acte étranger fait foi, « sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ». Autrement dit, le principe devient une présomption simple dont le régime est encadré a minima. On voit immédiatement que les catégories d’éléments de preuve recevables pour contester la force probante de l’acte étranger sont larges : « actes », « pièces », « données extérieures » ou « éléments tirés de l’acte lui-même ». Elles n’en demeurent pas moins des catégories juridiques, sujettes à ce titre au contrôle de la Cour de cassation. En l’espèce, la cour d’appel avançait l’existence de plusieurs éléments extérieurs - trois - pour considérer comme fausse la date de naissance figurant sur les documents étrangers authentifiés par le bureau de la fraude documentaire. La Cour de cassation l’approuve de s’être souverainement prononcée sur la base d’un seul d’entre eux : les déclarations du jeune étranger. »

A - N’importe quelles déclarations incohérentes avec l’acte étranger autorisent les juges du fond à nier sa force probante...

« Les juges d’appel ont pu souverainement estimer que l’acte de naissance était dépourvu de force probante en raison de l’incohérence de ses énonciations avec les déclarations de l’intéressé, juge la Cour de cassation. On relève que la Cour de cassation déforme l’appréciation dite souveraine des juges du fond puisque ces derniers avaient dû réunir trois éléments pour se faire une opinion, là où la Cour les approuve de s’être décidés au regard d’un seul d’entre eux. Ensuite, quel est précisément l’élément de preuve que la Cour de cassation isole pour valider l’arrêt d’appel ? »

B - Le silence de la Cour de cassation sur des éléments de preuve embarrassants

« Revenons sur les deux autres éléments de preuve que les juges du fond relevaient comme « venant contredire les documents d’état civil » et leur permettre d’écarter la minorité de Mahamadou S. Outre les déclarations non concordantes, les juges d’appel invoquaient « l’allure et l’attitude » du jeune à l’audience ainsi que la non-exécution du test osseux ordonné par eux. Si l’appréciation des juges du fond quant à la force probante de l’acte d’état civil étranger est souveraine, sont-ils pour autant admis à utiliser n’importe quelle « donnée » au sens de l’article 47 du code civil pour forger cette appréciation ? Les départements puis ici les magistrats peuvent-ils valablement invoquer l’allure d’une jeune personne comme élément de preuve de sa majorité ? La Cour de cassation n’y voit aucun inconvénient, d’ailleurs, elle n’a rien vu. Économie de moyens oblige : si à ses yeux les déclarations incohérentes sont légitimes à emporter seules la conviction des juges du fond, inutile de se prononcer sur les autres éléments retenus par eux de manière surabondante. Pourtant, le silence de la Cour de cassation en dit long : il dit le peu de considération des juges pour l’éthique du procès et la personne de ces jeunes étrangers qui peuvent bien être « évalués », toisés, radiographiés s’ils demandent protection à l’État français. Puisque la Cour de cassation juge inutile de disqualifier par principe l’apparence d’un jeune étranger comme élément de preuve recevable au titre de l’article 47 du code civil, peut-être serait-il opportun d’offrir aux juges des enfants des formations pour apprendre à évaluer en un coup d’oeil « l’âge réel » des jeunes étrangers qui, en possession de documents d’état civil valables, demandent protection à l’État français ? »

II - Un blanc-seing donné aux pratiques les plus contestables des départements

« En pratique, cette décision de la Cour de cassation vient entériner l’extrême suspicion des départements à l’égard des mineurs isolés. De nombreux conseils départementaux estimant, à tort ou à raison, que leur dispositif de protection de l’enfance est saturé par le nombre croissant des mineurs isolés cherchent à limiter le nombre des prises en charge. Si les demandes de protection émanant de mineurs isolés ont augmenté ces dernières années, on peut rappeler que leur prise en charge dans le cadre du dispositif de protection de l’enfance a toujours suscité de fortes réticences de la part des départements, y compris au début des années 2000 lorsque leur nombre était dérisoire. Dès 2002, une sociologue, chargée par le ministère des affaires sociales de réaliser la première étude sur l’accueil des mineurs étrangers isolés en France, constatait que les ASE concernées aspiraient « à une prise en charge par l’État (responsable de la "politique d’immigration", du "contrôle des frontières", etc.) afin d’être "libérées" d’un poids qu’elles refusent de porter seules ». Elle relevait déjà que les expertises osseuses étaient utilisées « pour "trier" une population, selon une expression souvent entendue, de plus en plus nombreuse alors que les moyens d’accueil sont très insuffisants ». Selon le rapport, « des points de vue plus idéologiques sur l’immigration expliqueraient également des refus de saisine du judiciaire, par crainte de créer "un appel d’air" en offrant une protection sans réserve aux mineurs étrangers ». Or, à l’époque, il y avait moins de 2 000 mineurs isolés étrangers en France répartis sur 47 départements. Problème d’immigration, crainte de « l’appel d’air », poids financier jugé insupportable, les termes du débat restent inchangés en 2016.

Exiger de ces mineurs qu’ils tiennent un discours parfaitement cohérent et livrent une chronologie précise de leur vie lors de l’entretien est un non-sens, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il s’agit de jeunes qui sont souvent épuisés par les conditions de leur voyage et leur vie dans la rue. Ensuite, parce que nombre d’entre eux sont sujets à des troubles post traumatiques.
Or, selon le Dr Baubet, pédopsychiatre à l’hôpital Avicenne, « ces troubles vont influer sur certains aspects du contenu du discours et la forme qui vont pouvoir faire penser que l’enfant est incohérent, plus ou moins volontairement. L’enfant peut être alors perçu comme menteur ou dissimulateur
 » *

* Intervention du Dr Baubet, Comité de rédaction d’Infomie sur « l’évaluation du mineur isolé étranger pour l’entrée dans le dispositif de protection de l’enfance », 1er avr. 2016. »

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