Une cartographie intime du lointain : feuille de route d’un chercheur en situation transculturelle

Source : Revue L’Autre, 1/2016 (Volume 17) , pp. 106-109

Auteur : Sevan Minassian, assistant spécialisé en psychiatrie de l’adolescent (Hôpital Avicenne) et M2R de psychologie parcours transculturel (Université Paris 13, SPC).

Plan de l’article :

  • L’engagement : une préfiguration du voyage
  • L’inscription : l’entame du voyage
  • Le déroulement : un voyage dans le voyage
  • La destination : mesurer l’horizon de l’étreinte

Résumé :
Etude du contre-transfert culturel d’un chercheur participant à la Recherche Action « Construction de récits de vie partagés comme processus d’amélioration des pratiques éducatives chez les mineurs isolés étrangers [1] qui vise à créer une situation de rencontre et d’apprentissage afin de favoriser les compétences transculturelles des professionnels travaillant en première ligne avec les mineurs isolés étrangers.

Dans son ouvrage de référence De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Devereux accorde au contre-transfert une place incontournable dans le champ de la recherche en sciences humaines, établissant que « ce n’est pas l’étude du sujet, mais celle de l’observateur, qui nous donne accès à l’essence même de la situation d’observation » (Devereux, 1967).

L’érigeant en tête de pont de la nécessaire prise en compte de la subjectivité du chercheur comme part intégrante de la recherche, il dévoile ainsi, avec le contre-transfert, une partie immergée par le chercheur lui-même par souci d’objectivation, bien qu’elle soit présente dans toutes les étapes de la recherche, qu’il propose par conséquent d’utiliser comme un instrument faisant partie intégrante de cette dernière.

Cette prise en compte du contre-transfert l’amène non seulement à analyser la dimension affective communément admise, mais aussi à laisser émerger une dimension culturelle, prônant la prise en compte de la somme des réactions conscientes ou inconscientes du chercheur par rapport à son objet de recherche.

Le contre-transfert culturel, dont l’étude a été rendue possible par Devereux, acquière donc une place primordiale dans toute situation interculturelle. Nathan (1977) le définit dans son sens large comme « l’ensemble des réactions d’un homme qui rencontre un autre homme d’une autre culture et entre en relation avec lui ». Moro (1994) le précise dans son aspect clinique, estimant que celui-ci est la manière dont le thérapeute se positionne intérieurement par rapport aux dires et « aux faits codés par la culture du patient ».

Dans le cadre de notre recherche-action, l’analyse du contre-transfert culturel se trouve intimement lié au cadre même de la recherche. En effet, outre sa nature interculturelle, le contre-transfert se trouve impacté par le contexte dans lequel la recherche a fait sens, l’altérité “crue” et la fascination suscitées par son objet, ainsi que par son dispositif qui met en relation non seulement le jeune avec le chercheur, mais aussi le médiateur culturel et les chercheurs entre eux dans les différents temps de la recherche (trois entretiens qui scandent la rencontre : son inscription, sa matérialisation, son aboutissement).

L’engagement : une préfiguration du voyage

Le choix de la thématique de recherche n’est pas un processus anodin : il suppose la rencontre entre le chercheur et son objet de recherche. Cette rencontre peut s’établir sous plusieurs formes qui sont autant de portes d’entrée possibles susceptibles de s’imprimer dans le premier pas du chercheur en déportant l’angle par lequel il saisira son sujet. Le chemin emprunté dépend de l’intérêt suscité, d’une nécessité relative à un contexte, ou de la rencontre en elle-même.

Pour ma part, je me suis greffé à la recherche en cours de route, lesté d’une représentation de mon objet de recherche établie de longue date. Ma tâche consistait à analyser la représentation du temps des mineurs isolés étrangers et son évolution entre le début et la fin des entretiens avec les chercheurs, dont j’ai grossi les rangs par la même occasion. La mission qui m’était dévolue, ainsi que mon intégration dans un dispositif d’ores et déjà mis en branle, m’ont amené à penser mon rôle non pas dans la perspective d’une élaboration progressive et commune, mais à l’aune d’un engagement personnel, avec toute la charge symbolique que cela supposait. Je me suis embarqué pour un voyage, avec pour bagages mes représentations, mes appréhensions et ma fascination vis à vis d’un objet perçu comme un autre absolu.

Cet engagement avait rétrospectivement puisé son premier souffle en réaction à la représentation collective qui avait cours, celle d’une marée de jeunes étrangers échouant dans les foyers d’urgence en région parisienne, que la polémique sur la dette financière de la Seine-Saint-Denis avait ravivé : mon département, s’estimant incapable d’absorber toute la misère du monde, avait alors coupé les vivres des structures d’accueil des mineurs étrangers isolés. J’ai vécu ce renoncement comme une trahison de la mission que j’assignais intuitivement à “ma banlieue”, celle que mon père migrant avait choisi pour établir son foyer, mais aussi plus largement ce territoire transitionnel où s’étaient installés de nombreuses poches de migrants. Dès lors, j’ai considéré la recherche comme une résistance à ce renoncement, lui donnant un caractère éminemment politique, puisqu’elle tâchait d’amorcer le mouvement contraire de l’abandon consenti en mimant l’inscription du mineur isolé étranger dans une ébauche de stabilité, sur un lieu défini, et sur un temps donné.

L’inscription : l’entame du voyage

Une fois ce voyage préfiguré, l’élément le plus “déroutant” parmi mes bagages contre-transférentiels a été cette boussole interne dont le cadran indiquait les quatre points cardinaux de cette « altérité en soi » (Moro, 2004) que je portais vis à vis de mon objet de recherche : le mineur isolé étranger devait forcément être seul, traumatisé, victime et incompris (par les éducateurs, l’institution, l’accueillant, les soignants). Il devait avoir son traumatisme en bandoulière, son incontournable solitude ferrée aux pieds, et s’abriter dans l’ombre portée de son assignation de victime.

Par ailleurs, ma fascination vis à vis de mon sujet m’a très souvent amené à établir jusque dans mon discours une confusion sujet/patient, aidé en cela en miroir par la confusion thérapeute/chercheur. Cela supposait par exemple d’adosser un caractère forcément pathogène à l’épreuve de la migration de ces jeunes.

Le déroulement : un voyage dans le voyage

Si la rencontre avec le sujet a précédé de loin la rencontre avec le jeune, l’entame du discours du mineur isolé étranger au cours des entretiens a permis l’émergence du paysage singulier du voyage du jeune. On y perçoit la massivité du lointain, et on expérimente la contenance du cadre de la recherche, dont un des bras est le chercheur lui-même. La relation s’établit alors comme une étreinte qu’on s’évertue à rendre stable, sécurisante et porteuse du discours. On se prend à valoriser le jeune, à lui donner des gages, à le mettre en confiance en tirant les différents fils de son discours pour y tisser la toile d’une alliance qui confine parfois à la connivence plus qu’à une coopération. Cette étreinte qu’on relâche et qu’on reprend est l’enjeu relationnel, établi par le cadre, celui qui nous permet d’être « avec et pour autrui » (Ricœur, 1990), aidé en cela par l’entretien semi-structuré qui non seulement borne le discours, mais le soutient.

Ainsi, la relation thérapeutique est un cheminement en soi, qu’il faut décoller du voyage déroulé par le jeune, puisque le chemin qu’il nous livre lui appartient : il ne s’agit pas pour lui de nous le confier, mais de le porter lui-même par le biais du cadre.

Ce décalage vis à vis de l’histoire singulière du sujet est pour moi un élément de bascule important à réaliser lorsque, happé par le voyage, je quitte le chemin des yeux. Je suis ainsi amené en permanence à me méfier de cette inclination naturelle, celle qui a déterminé ma vocation et rend compte du mandat que l’enfant que j’étais m’a assigné : le désir d’entendre des histoires (devenu par la suite celui de les recueillir, les refléter, les interpréter et les transmettre).

L’humilité du chercheur doit par conséquent l’amener à se penser comme un rouage du processus dont il n’est pas le grand ordonnateur, mais simplement un intermédiaire dans la machinerie savante de la collaboration avec le jeune qu’a rendu possible le cadre de la recherche.

La destination : mesurer l’horizon de l’étreinte

Face à la massivité du lointain, l’enjeu du chercheur est de pouvoir se décoller de sa boussole, se décalquer de l’horizon pour se concentrer sur la carte établie par le jeune, rendant la boussole obsolète tout en la gardant à l’esprit pour se concentrer sur la mesure du matériel collecté avec les instruments du chercheur. Ce décentrage « consiste à construire une position intérieure qui permette de ne pas ramener de l’inconnu à du connu » (Moro et Baubet, 2003).

L’étude du contre-transfert culturel permet ainsi de prendre la mesure de l’étreinte du chercheur avec son sujet, afin d’en analyser les différents aspects, et de dégager ces « vérités » qui sont « des illusions dont on a oublié qu’elles le sont », « des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal » (Nietzsche, 1873).

Bibliographie

Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris : Aubier ; 1980.
Moro MR, Baubet T. Psychiatrie et migration. Paris : Masson ; 2003.
Moro MR. Parents en exil. Psychopathologie et migrations. Paris : P.U.F. ; 1994.
Moro MR. Psychiatrie transculturelle de l’enfant et de l’adolescent. Paris : Dunod ; 2004.
Nathan T. La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique. Paris : Dunod ; 1986.
Nietzsche F. Le livre du philosophe (1872-1875). Paris : Aubier-Flammarion Bilingue ; 1969.
Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris ; 1990.

Notes

[1]
Equipe de la recherche NAMIE : Pr MR. Moro, R. Radjack, F. Touhami, S. Maley, S. Minassian, J. Lachal, L. Woestelandt, S. Hieron, F. Hollande, A. Bernichi, A. Moscoso, Laboratoire de recherche : Inserm U 1178, Hôpital Cochin, Centre Babel (2012-2015), soutenue par la Fondation de France et la Ville de Paris.

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