Source : www.educenformation.com
Date : 13 décembre 2016
« Je m’appelle Nazélie Khatchadourian[1], j’ai 44 ans. Je suis éducatrice spécialisée depuis presque 17 ans. Depuis dix ans, j’exerce mon métier en Foyer Départemental de l’Enfance (FDE). Je fais également partie d’associations intervenant auprès des migrants comme la Cimade ou Ordre de Malte.
Le FDE est ouvert 365 jours par an, 24h sur 24. Il a pour mission d’accueillir tout mineur de 0 à 18 ans à qui nous sommes tenus d’offrir un accueil et un hébergement lui permettant d’être en sécurité, de pouvoir élaborer sa souffrance afin de retrouver sa place au sein de sa cellule familiale quand cela est possible. Un enfant ne pouvant en principe grandir sans ses parents, même si ceux-ci ont été défaillants, il nous appartient en fonction des exigences du juge pour enfants de travailler en lien avec la famille.
L’équipe éducative doit effectuer un travail d’observation afin de proposer une orientation répondant au plus près des besoins et de la problématique du jeune accueilli.
Les séjours en FDE devraient être de courte durée mais il s’avère que les placements sont souvent très longs, faute de place ailleurs.
Notre rôle est d’éviter la marginalisation des adolescents accompagnés car certains sont susceptibles de commettre des actes de délinquance ; notre travail est d’éviter ce passage de l’article 375 du Code Civil à l’ordonnance de 45.
Nous accueillons principalement des Mineurs Isolés Étrangers (MIE) car, comme la majorité des départements, nous sommes confrontés à des arrivées massives de jeunes migrants non accompagnés. Ces jeunes côtoient leurs pairs nés ici et accueillis eux aussi au titre de la protection de l’enfance.
Les missions de l’éducateur face à ces jeunes doivent être les mêmes que celles que nous avons envers nos compatriotes. Ils sont confiés au titre de la protection de l’enfance car leur moralité, leur sécurité et leur intégrité sont en danger. Mais dans les faits, cela s’avère bien plus compliqué. Après plusieurs années passées auprès de ces jeunes migrants, j’ai l’impression que le travail accompli avec eux doit être le plus court et le moins onéreux possible. Ces gamins venus du bout du monde sont trop souvent stigmatisés ! Ils sont d’ailleurs regroupés sous un sigle bien particulier : MIE. Mineurs Isolés Étrangers, quand ce n’est pas Mineurs Étrangers Isolés. Pour certains professionnels, ils sont d’abord mineurs et isolés, pour d’autres, ils sont surtout et d’abord étrangers !
Cela peut sembler anodin mais s’ils sont étrangers, alors ils ne relèvent pas de la protection de l’enfance mais des politiques et dispositifs mis en place pour les étrangers. Je reste convaincue que des mineurs non accompagnés ont besoin d’un accompagnement adapté. Outre le travail classique de l’éducateur, s’ajoutent toutes les démarches à accomplir pour que ces jeunes soient régularisés à leur majorité. Mineurs ils sont protégés, majeurs ils sont potentiellement expulsables. Cela suppose donc de se pencher sur le code d’entrée et de séjour de étrangers et demandeurs d’asile.
Ces jeunes sont bien souvent logés dans des hôtels, foyers de jeunes travailleurs ou anciens Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) où ils ne croisent parfois aucun professionnel pendant des jours. Il faut les rendre autonome mais autonome, ça veut dire quoi dans ces cas-là ?
Les aider pour moi veut dire leur donner le maximum de ce que je sais pour qu’ils puissent s’en sortir, être à l’écoute de leur besoin de parler ou de se taire, leur faire savoir que je suis là et que je vais essayer de les guider, non par rapport à ce que je désire pour eux, mais en fonction de leur projet. Tous ne sont pas là pour les mêmes raisons et parfois les pousser à aller à l’école les place en position d’échec. C’est aussi prendre en compte leur culture, leurs habitudes de vie[2], leur dire qu’ils ont les mêmes droits[3] et devoirs que tous les autres jeunes du groupe.
Nous pouvons les aider en les considérant d’abord comme des adolescents, des êtres en devenir mais aussi comme des personnes à protéger à double titre car leur sécurité est compromise et leur avenir plus qu’incertain. Les aider, c’est d’abord prendre le risque de les rencontrer avant d’espérer les voir déposer les armes, montrer les blessures, livrer leur parcours. C’est aussi accepter ces petits « cadeaux » qu’ils peuvent nous adresser parce qu’ils ne veulent pas être redevables. C’est aussi avouer que l’on ne sait pas et savoir consulter des spécialistes du droit des étrangers.
Ces jeunes sont regardés avec inquiétude. Ils sont soupçonnés de fraudes, on doute de leur identité, de leur parcours, de leurs dires. On ne comprend pas les symptômes qu’ils nous donnent à voir... Beaucoup de professionnels ne savent pas que certains maux sont mis en sommeil pour pouvoir traverser cette Méditerranée qui a avalé leurs copains de galère.
Ces jeunes ont appris à se taire pour se protéger et protéger les leurs. Il faut du temps, beaucoup de temps pour qu’ils acceptent de dire quelque chose d’eux.
Pour moi il est capital de ne pas les mettre sans cesse à l’épreuve du soupçon, mais de leur proposer un accompagnement digne de ce nom, c’est-à-dire les accueillir dans les mêmes conditions que les autres mineurs. Ils n’ont qu’une envie ; aller à l’école, apprendre à lire, à écrire, travailler pour ne rien demander ni devoir. Or, leur scolarisation n’est pas si évidente car on ne sait jamais s’ils ont plus ou moins de 18 ans.
Combien de ces jeunes se retrouvent face à des évaluateurs qui ne se soucient pas de leur non maîtrise du français et du fait que le jeune doit passer ces entretiens dans une langue qu’il ne comprend pas ? Combien les estiment majeurs sur leur seule apparence physique ? Je suis toujours révoltée par cette fameuse radio censée donner leur âge osseux. Cette machine a une marge d’erreur de dix-huit mois et n’est pas adaptée à toutes les ethnies. Peu nombreux sont les jeunes qui savent qu’ils peuvent faire valoir leur droit à un interprète.
Je vais exposer la situation de ce jeune à la peau ébène venu du continent africain. Cet adolescent se voit accueilli en foyer puis mis à la rue en raison de sa supposée majorité. Il se retrouve malmené, soupçonné d’avoir menti, interdit d’école mais déploie de grands moyens pour apprendre à parler français. Il espère trouver une école qui puisse l’accueillir et l’aider à obtenir un diplôme. Ce jeune homme est vite soumis aux tests osseux, il ne comprend pas que nous puissions ici penser qu’une machine sache mieux son âge que lui. Il se demande si cela est lié au fait qu’il soit noir. Il se méfie des gens, des adultes, des éducateurs.
Alors sans rien dire, il prépare son départ et s’envole un soir d’automne. Après coup, il fera savoir qu’il est parti car il n’en pouvait plus de vivre en chambre d’hôtel, seul et sans perspectives. Il est parti pour ne plus être soupçonné. Coupable le temps de sa minorité d’avoir été trop mature, trop musclé, il m’a récemment informé de sa régularisation. Cela ne peut que me réjouir pour lui mais quel gâchis de l’avoir ainsi humilié. Lui, il pardonne et me demande de veiller sur ses compatriotes…
J’aimerais que ces jeunes sachent qu’ils sont des héros, que nous devrions les remercier d’être encore en vie, debout. Aucun migrant ne quitte son pays de gaieté de cœur, mais parce qu’un jour quelque chose d’insupportable l’y contraint. Combien d’entre nous seraient capables de subir toutes les épreuves par lesquelles ils sont passés et de continuer malgré tout le long chemin ?
[1] Nom d’emprunt
[2] Cf. Marine Pouthier, Pour un accompagnement transculturel, transitionnel des jeunes isolés étrangers accueillis en France, Paris, 2015
[3] Cf. Circulaire Taubira du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers : dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation »