Tribunal administratif de Lille – Ordonnances n°1704402, 1704456, 1704458, 1704459, 1704460, 1704462, 1704463, 1704464, 1704465, 1704492, 1704493 et 1704494 du 19 mai 2017 – Non exécution de décisions judiciaires – Dépassement des capacités d’action du département – Il appartient au préfet, dans le cadre de ses pouvoirs de police, de prendre les mesures nécessaires pour assurer la prise à charge des MIE

Résumé :

Plusieurs mineurs isolés ont été confiés à l’ASE par ordonnance de placement provisoire du procureur de la République ou par jugement en assistance éducative du juge des enfants. Aucun d’entre eux n’ont été pris en charge.

Le juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA ("référé-liberté"), relève que le département du Nord n’est pas en mesure d’assurer matériellement la prise en charge des requérants du fait du dépassement de ses capacités d’action. Par voie de conséquence, le juge des référés considère qu’il appartient au préfet du Nord, dans le cadre de ses pouvoirs de police, de prendre les mesures nécessaires pour assurer leur prise à charge, incluant l’hébergement, la nourriture et l’hygiène. Le département n’étant pour autant pas exonéré de ses obligations, il lui appartient, en collaboration avec l’Etat, de définir les solutions les plus adaptées. En outre, le juge détaille les possibilités de prise en charge par l’autorité préfectorale (dispositif d’hébergement d’urgence, structures dédiées sur le mode des CAOMI, toute autre mesure d’aide qui pourrait être apportée au département).

Extraits :

« […]

13. Les difficultés mises en avant par le département du Nord, s’agissant tant du nombre de mineurs non accompagnés qui arrivent sur le département, du fonctionnement encore difficile du dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation de ces mineurs, et des difficultés financières que cela induit, sont corroborées, sur un plan plus général, par différents rapports, notamment le rapport annuel d’activité 2016 de la mission mineurs non accompagnés, paru en mars 20171 , et celui de l’observatoire national de la protection de l’enfance, « Mineurs non accompagnés – Quels besoins et quelles réponses ? », publié en février 20172 . Ce dernier rapport, en particulier, montre que la situation des mineurs non accompagnés ne peut pas être efficacement appréhendée selon une logique habituelle de répartition et de spécialisation des compétences, et que s’il a été choisi, non sans interrogations, de considérer les jeunes migrants sous l’angle des mineurs en dangers, ce qui les fait entrer de plein droit dans le dispositif de la protection de l’enfance, la réussite de leur intégration dans ce dispositif, qui n’a pas été pensé pour eux et qui est déjà, dans certains départements comme celui du Nord, largement saturé, nécessite une action transversale pilotée par l’Etat .

14. Face à ces difficultés à trouver des places d’hébergement pérennes, le département du Nord indique qu’il a recours à des places à l’auberge de jeunesse de Dunkerque et à l’hôtel Formule 1 de Roncq, mais que ces solutions restent limitées. Il indique à ce titre que la plupart des hôtels contactés n’acceptent pas d’accueillir des mineurs non accompagnés. Par ailleurs, les structures retenues ne doivent pas être trop éloignées de celles dans lesquelles travaillent les éducateurs qui seront amenés à suivre les jeunes concernés. Le département indique que, d’une façon générale, ce dispositif de mise à l’abri en urgence est, lui aussi, saturé.

15. Il en résulte qu’à ce jour, plusieurs dizaines de mineurs non accompagnés, dont la situation est en cours d’évaluation ou qui ont été placés auprès du département du Nord par une décision du juge des enfants, ne font, à ce jour, l’objet d’aucune prise en charge, sous quelque forme que ce soit, et sont contraints de vivre dans la rue, de façon isolée depuis le démantèlement du parc des Olieux à l’automne 2016, dans une situation de très grande précarité et d’extrême vulnérabilité. Cette situation est attestée par la saisine quasi hebdomadaire du juge des référés du tribunal par plusieurs dizaines de mineurs non accompagnés à chaque fois, pour lui demander soit d’ordonner une prise en charge, soit la liquidation des astreintes dont ont été assorties les injonctions précédemment prononcées. Depuis le début de l’année 2017, le tribunal a été saisi de 94 référés libertés tendant à la prise en charge de mineurs non accompagnés en phase d’évaluation ou placés auprès des services de l’aide sociale à l’enfance et de 34 demandes de liquidation d’astreintes. Il a été fait droit à 27 de ces demandes, pour des montants d’astreinte allant de 950 à 8 700 euros, pour un total de 105 675 euros. A ce jour, les 27 mineurs concernés ne sont toujours pas pris en charge par le département. Selon les dires de Me Dewaele, qui conseille un grand nombre de ces jeunes, environ 50 mineurs seraient concernés, certains ayant été placés à l’aide au social depuis plusieurs mois. L’absence de prise en charge de ces jeunes a par ailleurs suscité des tensions avec le service des mineurs non accompagnés, dont le département indique qu’il a été déplacé suite au blocage organisé par des mineurs et par des personnes qui les soutiennent depuis plusieurs jours et après que plusieurs agents de ce service ont fait valoir leur droit de retrait. Le lieu dans lequel le service a été réinstallé est tenu secret.

16. Dans ce contexte, il apparaît que toute injonction de prise en charge faite au département du Nord se trouverait privée d’effet utile, le département n’étant pas, sauf exception, en mesure d’assurer matériellement une telle prise en charge des requérants, quelle qu’elle soit. Au surplus, le versement d’astreintes suite à des ordonnances qui n’ont pas été exécutées pèse sur le budget du département et obère d’autant les moyens mis à disposition des services de l’aide sociale à l’enfance, dans un département où le poids des dépenses sociales est, indépendamment de celles induites par la prise en charge des mineurs non accompagnés, très élevé. A ce titre, les rapports précités, notamment, soulignent la faiblesse de l’aide financière accordée par l’Etat aux départements au cours de la phase d’évaluation et de mise à l’abri, pendant cinq jours maximum. Les décisions du juge des référés en ce sens pourraient donc avoir, à moyen terme, un effet négatif, voire contre-productif, au regard de l’objectif qui est d’assurer la prise en charge effective, si possible pérenne, des mineurs concernés. Il y a donc lieu de considérer que les capacités d’action du département du Nord sont, à ce jour, dépassées.

17. Dès lors, il appartient au préfet du Nord, dans le cadre de ses pouvoirs de police, afin de mettre fin, en urgence, à la situation dans laquelle les mineurs non accompagnés, qui ne sont pas pris en charge par le département du Nord du fait du dépassement de ses capacités d’action, sont exposés à des traitements inhumains ou dégradants, de prendre les mesures nécessaires pour assurer cette prise en charge, incluant l’hébergement, la nourriture et l’hygiène. Il convient pour ce faire que l’Etat se rapproche du département du Nord, comme il l’a déjà fait à l’automne 2016 dans le cadre du démantèlement du campement qui s’était créé dans le jardin des Olieux à Lille, pour définir avec lui les solutions les plus adaptées. Dans ce cadre, sous réserve de leur prise en charge par le département avant cette date, les requérants devront recevoir de la part du préfet du Nord une proposition de prise en charge, dans un délai maximal de quinze jours à compter de la notification de la présente ordonnance, sous astreinte de 500 euros par jour de retard. S’agissant de M. et de M., âgés respectivement de 12 et 14 ans, le délai est réduit à une semaine et l’astreinte portée à 2 000 euros par jour de retard. S’agissant de M. et de M., tout juste âgés de 16 ans, le délai est réduit à une semaine également et l’astreinte portée à 1 000 euros par jour de retard.

18. A ce titre, si le préfet du Nord indique qu’il n’a pas les moyens matériels d’assurer la prise en charge de mineurs, il résulte de l’instruction que lors du démantèlement du site de la Lande de Calais, plusieurs centres d’accueils et d’orientation pour mineurs isolés (CAOMI), ont été mis en place en France, sur le modèle de ce qui avait été fait, dans des proportions plus restreintes, à la fin des années 1990 en Ile-de-France à la suite du refus du département de Seine-Saint-Denis de continuer à assurer la prise en charge financière des mineurs isolés étrangers qui arrivaient à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. La moitié des places du CAOMI géré par France Terre d’asile avait ainsi été mise à disposition pour ces jeunes. La circulaire du ministre de la justice du 1 er novembre 2016 relative à la mise en œuvre exceptionnelle d’un dispositif national d’orientation des mineurs non accompagnés dans le cadre des opérations de démantèlement de la Lande de Calais se réfère expressément « au pouvoir de police générale de protection des personnes telles que rappelé par le Conseil d’Etat » (CE, 27 juillet 2016, M. Badiaga, n° 400055, A), sa mise en œuvre étant justifiée par le dépassement des capacités du département du Pas-de-Calais. Deux mille places ont ainsi été créées pour accueillir des personnes se déclarant mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille. La circonstance que cette prise en charge concernait essentiellement des personnes en phase d’évaluation, dont la plupart étaient demandeurs d’asile, et qu’elle n’était que provisoire ne suffit pas à démontrer que l’Etat ne serait pas en mesure d’organiser, pour un nombre de mineurs non accompagnés bien moindre, une prise en charge temporaire, le temps que le département arrive à faire face aux difficultés qui ont été exposées précédemment. Cette prise en charge pourrait se faire soit dans le cadre du dispositif d’hébergement d’urgence, dans le cadre duquel des « mijeurs » 4 sont parfois accueillis le cas échéant après réalisation des aménagements requis, soit dans le cadre de structures dédiées, sur le mode des CAOMI, soit par toute autre mesure d’aide qui pourrait être apportée au département du Nord (aide financière, aménagement provisoire d’un gymnase…). Une telle prise en charge pourrait concerner en priorité les mineurs non accompagnés en cours d’évaluation, le département utilisant les places ainsi libérées des deux premières phases du dispositif TRAJET pour les mineurs qui lui ont été confiés par le juge des enfants. Si la prise en charge temporaire par l’Etat devait s’étendre à ces derniers, il y a lieu de rappeler que le département du Nord, qui est leur « gardien », est responsable de tout dommage qu’ils pourraient causer comme de tout dommage qui pourrait leur être causé. Dans tous les cas, les difficultés juridiques qui se posent s’agissant des responsabilités respectives de l’Etat ou du département ne peuvent pas justifier que des mineurs non accompagnés soient laissés à la rue, en situation d’être exposés à des traitements inhumains et dégradants. Cette prise en charge par l’Etat, qui ne saurait exonérer le département des obligations qui sont les siennes, sera amenée à diminuer au fur et à mesure du déploiement de la troisième phase du dispositif TRAJET, dont le département indique qu’il devrait être terminé pour le mois d’août 2017. Le cas échéant, il appartiendra aux autorités de l’Etat, si elles venaient à estimer que la carence du département est fautive, de rechercher sa responsabilité.

[…].

Ordonnance disponible dans son intégralité en format pdf ci-dessous :

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