Source : Regards, numéro d’hiver 2019
Date : 22 janvier 2019
Auteur : Cyril Lecerf Maulpoix
Présentation :
« Soumis à des procédures absurdes, envoyés devant les tribunaux et parfois dans des prisons pour adultes, les mineurs isolés étrangers font les frais d’une violence d’État aveugle à leur sort. Exemples dans l’Hérault.
De Montpellier à Sète, sur la route départementale qui longe la Méditerranée, la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maglone s’impose au paysage comme une forteresse imprenable. Au sein de cette citadelle de 590 places s’entassent aujourd’hui 900 détenus. Outre les violences et les suicides de prisonniers et de surveillants, cette prison surpeuplée de l’Hérault incarne également, depuis deux ans, une forme inédite de répression envers les mineurs isolés étrangers. Depuis 2016, un peu plus d’une trentaine d’entre eux y ont été incarcérés en tant que majeurs. Des incarcérations dénoncées par plusieurs associations du département. Et pourtant depuis deux ans, le nombre d’enfermements de mineurs continue d’augmenter.
Ce mercredi 21 novembre, dans les locaux de la Cimade de Montpellier, ils sont quelques-uns à se présenter à la permanence organisée par RESF 34 (Réseau éducation sans frontières de l’Hérault). Cette association se mobilise depuis deux ans pour défendre les droits des mineurs isolés et s’assurer de leur protection par le département. Car l’accès à cette protection et à leurs droits élémentaires est loin d’être garanti. À la différence des étrangers majeurs, les mineurs isolés étrangers, ainsi que le stipule la Convention internationale des droits de l’enfant, sont d’abord considérés comme des enfants en danger et, en ce sens, doivent être protégés comme tout autre mineur du pays. Leur protection administrative, qui relève en France des compétences des conseils départementaux, consiste – après une ordonnance de placement du juge des enfants – en une prise en charge par l’ASE (Aide sociale à l’enfance) jusqu’à leur majorité. Aujourd’hui, cette prise en charge est indexée à la reconnaissance de leur minorité, évaluée par des associations mandatées par le département.
Dynamique de sévérité
La reconnaissance de minorité est donc l’enjeu principal pour ces jeunes mineurs, et leurs récits d’incarcération ont tous à voir avec l’invalidation de ce statut – légalement synonyme de protection – par la justice et l’administration du département. Nelson*, Oumar*, Ibrahim* et Lassana* ont entre quinze et seize ans et ont été enfermés comme majeurs à la prison de Villeneuve-lès-Maglone au cours de l’année dernière. Ils ont tous été condamnés par la justice pour faux et usage de faux. Accompagnés pour la plupart depuis la rentrée par RESF 34, ils ont accepté de témoigner de leur calvaire.
Nelson, un jeune Guinéen de quinze ans, arrive en France en septembre 2017. À Montpellier, il attend un mois avant d’être évalué par l’Avitarelle, l’association mandatée pour le département de l’Hérault. Installé dans un hôtel de Sète par l’ASE, trois mois passent sans qu’il soit mis au courant de l’enquête menée simultanément sur ladite "authenticité" de ses papiers d’identité. Ses papiers, il l’apprendra plus tard, ont été transmis par l’ASE au service de la fraude documentaire de la Police aux frontières, sur requête du parquet de Montpellier.
Pour Sophie Baumel, présidente de l’association L’Avocat et l’enfant, investie dans la défense des mineurs, mais également auprès des mineurs isolés, « cela peut dépendre des départements, mais face à l’augmentation des demandes, la sévérité, c’est la dynamique actuelle du procureur et du préfet à Montpellier ». « Le Mali, la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Cameroun sont étiquetés par la police et le parquet comme des pays ayant un problème d’authenticité des papiers », précise-t-elle. « Tous les jeunes Guinéens passent aujourd’hui par la case enquête sur leurs papiers », confirme Laurène, bénévole et accompagnante au sein de RESF 34 : « La suspicion de fraude est de plus en plus fréquente ».
Menaces en garde à vue
Lassana, Oumar et Ibrahim, présents cet après-midi, en ont tous fait les frais en début d’année. Sur demande de la justice, ils sont alors soumis à un autre type d’évaluation, supposée intervenir en dernier recours selon la loi du 14 mars 2016 : des examens radiologiques osseux (des poignets, des dents, parfois un scanner des clavicules). Ces tests, créés dans les années trente sur des enfants blancs souffrant de problèmes de croissance, sont pourtant décriés par le corps médical depuis plus de dix ans et comportent des marges d’erreur de deux ans et demi. Ils confirment donc rarement l’âge avancé par les mineurs. Dans le cas de Lassana, ils s’assortissent également d’un examen pourtant interdit par la loi de 2016 : « On m’a demandé de me déshabiller dans une pièce, il y avait deux médecins présents ». Lassana est alors soumis à un examen des parties génitales non consigné dans le rapport remis à ses éducateurs avec les radios. Une fois sorti, les éducateurs refusent de le croire. Selon les bénévoles présents dans les locaux de la Cimade cet après-midi, le cas de Lassana n’est pas isolé.
Un matin, vers 6 heures, la police débarque dans les hôtels où nos témoins sont logés avec d’autres mineurs. Si Lassana parvient à lui échapper plusieurs jours d’affilée en se levant plus tôt, Nelson est quant à lui menotté et emmené, à l’aube, au commissariat de Montpellier. Les menottes ne lui seront enlevées qu’une fois en prison, plusieurs jours plus tard. La garde à vue, tous s’accordent à le dire, est longue (de 24 à 48 heures en fonction des cas) et émaillée d’intimidations plus ou moins agressives. « Ils m’ont dit que mes papiers étaient faux, alors que ma famille me les avait envoyés, explique Nelson. Ils m’ont menacé et m’ont obligé à parler en frappant la table. Ils m’ont dit que si je disais la vérité, ils me libéreraient. J’ai déclaré que je disais la vérité, alors ils m’ont envoyé dans une petite cellule sans fenêtre pour plusieurs heures. » Aucun d’entre eux ne cède sur son récit, tous sont envoyés au tribunal correctionnel, le lendemain, pour une comparution immédiate.
Le traumatisme de la prison
Après une brève rencontre avec un avocat commis d’office, le tribunal devient alors le théâtre d’une condamnation orchestrée en amont. Une signature au mauvais endroit sur un extrait de naissance, la couleur d’un tampon officiel, des incohérences dans le récit d’arrivée du mineur, des vidéos et des messages prélevés sur les portables par la police… tout participe de la construction d’un récit colporté par le parquet : celui de l’étranger fraudeur. Les tests osseux apportent alors la touche d’expertise scientifique manquante. Puis la sentence du juge tombe. Quatre mois de prison ferme pour Oumar et Lassana, six mois ferme pour Nelson pour faux et usage de faux, assortis de cinq ans d’interdiction du territoire.
Arrivés à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maglone, considérés comme majeurs, ils sont placés dans la prison pour adultes. Nelson change de cellule chaque mois. Comme pour Ibrahim et Lassana, la cohabitation avec certains détenus aboutit à des violences sur lesquelles ils préfèrent se taire. Lassana est frappé par un détenu à son arrivée et Nelson forcé de dormir au sol. Ce dernier résiste chaque fois qu’il le peut : « Tu es constamment provoqué en prison, obligé à faire des choses, à faire rentrer de la drogue. On essaye de t’obliger à monter sur le toit pour aller la chercher. Je refusais, et j’essayais aussi d’éviter la promenade », explique-t-il. Ibrahim déclare quant à lui, le regard au loin : « La prison te rend fou, même si tu ne l’étais pas au départ ».
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Livrés à eux-mêmes
- (...) Pour déconstruire les accusations du parquet, la question de l’altérité du droit étranger devrait idéalement pouvoir être verbalisée. Les autorités françaises considèrent dans bien des cas que les papiers guinéens ou camerounais sont des "faux", une attitude qui témoigne du caractère de plus en plus répressif des décisions de justice à leur égard.
Pour Oumar, Nelson et Lassana, la contestation argumentée de leurs avocats n’aboutit pas à un changement de décision, et le passage en appel confirme leur peine, assortie pour Nelson d’un envoi en CRA (centre de rétention administrative) – avant qu’il ne soit finalement transféré vers un centre de soins psychiatriques. Ibrahim sera pour sa part déclaré innocent en appel et reconnu mineur quelques jours avant sa sortie. « Il a donc fait cinq mois de prison pour rien, ce qui est extrêmement grave », déplore Sophie Baumel, son avocate.
Pour ceux qui voient leur peine confirmée en appel, l’enfermement se poursuit. En général, un placement en rétention pour une ou plusieurs semaines, parfois suivie d’une expulsion en cas de reconnaissance du pays d’origine, est privilégié. Mais dans la plupart des cas, les mineurs sont livrés à eux-mêmes une fois sortis de prison. « On m’a libéré un matin sans me prévenir, et j’ai marché seul de la prison jusqu’à mon lycée à Montpellier. Mon avocate n’était même pas au courant que j’étais libéré », raconte Lassana. Désormais légalement considérés comme sans-papiers, soumis à une OQTF (obligation de quitter le territoire) lors de leur garde à vue et à une interdiction de territoire français pour cinq ans, leurs perspectives de vie en France sont minces. Une fois le département déresponsabilisé, « ce n’est alors plus le problème de personne », conclut Sophie Baumel.
Criminalisation des étrangers
L’intervention des avocats et des associations, confrontés à ces nouvelles pratiques, devient de plus en plus complexe. Après avoir alerté le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ainsi que le département, la Cimade, RESF 34 et la Ligue des droits de l’homme ont également interpellé le président du département, il y a quelques mois. Mais qu’est-il possible d’attendre des politiques départementales dans un climat national aussi délétère pour les étrangers ? Notamment lorsque la plupart des directives des ministères consistent bien plus à exclure les étrangers des dispositifs de protection actuels qu’à repenser le fonctionnement défaillant de ces derniers.
Le dernier rapport 2017 sur les centres de rétention administratifs, coordonné par la Cimade, témoigne d’une généralisation des logiques d’incarcération et de placement en rétention. L’année dernière, ils étaient ainsi des centaines de mineurs enfermés comme majeurs dans les CRA de Coquelles, près de Calais, ou du Mesnil-Amelot en banlieue parisienne. Si les chiffres sont plus difficiles à établir concernant la prison, Violaine Husson, responsable des questions "Genres et protection" à la Cimade, évoque d’autres incarcérations à Lyon, Fresnes et dans la Somme. Les accusations d’usage de faux se mêlent à des accusations de fraude, et le prétexte de petits délits permet à la justice de les placer en détention pour plusieurs mois, avant de les rediriger vers des CRA. « Ils sont souvent victimes d’exploitation, mais ne sont jamais vus comme victimes. Ils sont perçus d’abord délinquants car étrangers », explique Violaine Husson.
En ce sens, l’adoption de la loi Asile et Immigration, le 10 septembre 2018, et le durcissement des politiques européennes envers les migrants ne font que renforcer la volonté étatique de criminaliser la figure de l’étranger, y compris mineur. L’incarcération devient dès lors le paroxysme logique de cette violence d’État. Dans la récente loi asile, qui s’adressait pourtant aux étrangers majeurs, un article concerne la création d’un fichier national biométrique (dont le coût s’élève à cinq millions d’euros) pour relever des empreintes et ficher les « déclarés » mineurs. Il devrait permettre à l’État de centraliser des informations qui faciliteront les enquêtes de police et donneront ensuite aux départements la possibilité de refuser des mineurs déjà évalués ailleurs. Son décret d’application devrait être publié très prochainement. »