Source : Cairn.info, Empan 2019/1 (n° 113), pages 82 à 88
Date : 13 mars 2019
Auteurs : Fiammetta Nincheri, Alice Titia Rizzi et Rahmeth Radjack
Extraits :
« Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, […] a droit à une protection et une aide spéciales de l’État. » Art. 20, Convention internationale relative aux droits de l’enfant (1989).
Depuis plusieurs années, de plus en plus de jeunes isolés étrangers, dont la minorité est contestée par la justice, se retrouvent en dehors des dispositifs de protection de l’Aide sociale à l’enfance (ase). Ces jeunes n’ont plus accès à un accompagnement éducatif, n’ont plus d’hébergement, et sont souvent en situation irrégulière sur le territoire français, avec des menaces d’expulsion.
À Lyon, le collectif Jeunes resf, constitué par des jeunes étrangers, mineurs et majeurs, représente une des dernières possibilités de protection à laquelle ces jeunes peuvent avoir accès dans la région. Il est rattaché à resf, Réseau éducation sans frontières, un réseau de collectifs et d’associations, qui milite contre l’éloignement des enfants étrangers scolarisés en France. Ses missions principales sont d’accueillir ces jeunes « exclus » par le système de protection de l’enfance et de les accompagner dans leurs différentes démarches juridiques, sociales et éducatives. Une psychologue a intégré ce collectif depuis plusieurs années, en proposant un atelier théâtre et un espace de consultation adapté aux demandes des jeunes. Le soin psychique n’est pas explicite dans les missions principales de l’association, mais il contribue implicitement à la prise en charge du bien-être de ces jeunes. Les fonctions principales du soin psychique dans ce contexte sont donc de fournir un soutien aux jeunes qui le demandent, ainsi qu’un espace de pensée pour élaborer non seulement les éléments liés à leur parcours migratoire, mais aussi à leur présent en France, pour leur permettre d’envisager un futur. Le présent et la réalité extérieure, pour les jeunes non pris en charge, sont une source de grande vulnérabilité. Cet article propose d’illustrer une pratique clinique située « hors cadre » et ses particularités à travers des réflexions autour d’un atelier théâtre et d’une vignette clinique.
Raconter pour se narrer : un atelier théâtre
Dans le cadre du collectif, un atelier théâtre a été mis en place par une metteuse en scène et une psychologue. Pour ces adolescents qui ont appris à se taire pour se protéger ou qui craignent un effet traumatique en faisant le récit de leur vie, les médiations sont une modalité thérapeutique adaptée pour faire du lien et se narrer sans s’exposer directement (Touhami et coll., 2018). La médiation par le théâtre peut fournir aux adolescents un espace privilégié pour réinterroger des problématiques identitaires narcissiques et se ressaisir du processus imaginaire de subjectivation (Guénoun, 2016).
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Au départ, l’enjeu qui émerge chez les jeunes est le désir de transmettre, d’ « envoyer un message » aux personnes habitant en France, pays d’accueil, ainsi qu’à celles qui sont restées dans leurs pays d’origine.
Le déroulement de cet atelier est constitué par deux phases. Une première phase d’expression pendant laquelle, en utilisant l’expression théâtrale comme un outil de médiation, les jeunes ont pu libérer une parole et mettre en scène différentes histoires de migration, souvent les leurs. La médiation du théâtre fonctionne comme un entre-deux rendant acceptable la confrontation à la vie psychique, notamment lorsque le fait de penser est vécu comme dangereux. Elle permet l’expression du monde interne du sujet, avec ses représentations culturelles, et elle favorise les échanges entre les participants. Le caractère collectif permet de proposer un nouvel espace d’expérience groupale, il soutient les besoins de création de lien et de socialisation des jeunes. La deuxième phase correspond au processus de co-création d’une trame, d’une histoire commune. Grâce aux improvisations mises en scène, le groupe a procédé à un travail de négociation qui a amené à la co-construction d’un récit narratif du parcours d’un personnage inventé, Nicolas. Le sens de ce récit est cherché de manière active et collective par les différents membres du groupe.
La contenance du cadre de cet atelier – sa non-directivité, le non-jugement et le respect de ce qu’il s’y passe – a permis la création d’un espace potentiel au sens de Winnicott, un espace de rêves, de pensées, un espace intermédiaire situé entre le monde intérieur des sujets et leurs univers culturels. L’objectif des ateliers est de permettre aux jeunes, qui partagent un vécu caractérisé de ruptures et de séparations, de pouvoir se sentir accompagnés avec bienveillance vers un processus de création, dans un espace groupal sécurisant qui prenne en compte la dimension transculturelle. Le groupe devient donc créateur d’une histoire commune, collective et métissée, qui nous interroge autour de l’exil à l’adolescence et de la séparation à son propre contexte familial. Comment pouvoir continuer à exister loin de son cadre culturel de référence, de sa famille et de ses origines ? Le travail de co-création permet de faire un lien entre le temps avant et après la migration, l’ici et le là-bas, de penser et prévenir le clivage entraîné par le trauma migratoire (Moro, 2006) afin d’envisager un avenir. L’enjeu du métissage est de réussir à s’inscrire dans le monde d’ici en s’appuyant sur le monde d’origine (Moro, 2006).
La narration d’une expérience difficile par celui qui l’a vécue permet d’organiser la pensée et de lui donner du sens grâce au passage de l’implicite à son expression (Lachal, 2007). Elle relie les éléments dispersés des événements et elle les inscrit dans une temporalité. (...)
Boubacar
Cette vignette clinique permet d’illustrer comment le rejet des institutions françaises peut venir résonner avec des failles narcissiques, en faisant écho à de multiples ruptures, ainsi que le poids de la réalité extérieure dans l’espace thérapeutique. Boubacar est un jeune âgé de 18 ans et originaire de Guinée Conakry. Aîné d’une fratrie de trois garçons, il est d’origine malinké. Après le divorce de ses parents, son père le prend avec lui et ils quittent leur ville natale pour s’installer à Conakry. Le jeune ne connaît pas les causes du divorce, et depuis ses 5 ans, il n’a jamais pu revoir sa mère et ses frères. À l’âge de 13 ans, après l’expulsion de leur logement, Boubacar et son père se retrouvent à la rue. Son père lui annonce qu’il va partir « tenter sa chance » ailleurs. Depuis, Boubacar se retrouve seul à la rue. Il arrête rapidement l’école, intègre un groupe de jeunes de la rue avec qui il tissera des liens importants et commence à travailler. Ce groupe constitue un repère important et il semble assumer une fonction protectrice, une sorte de « rassemblement fraternel » (Bernichi, 2013) basé sur la solidarité et l’entraide. Boubacar en garde un souvenir très fort, qui revient souvent dans ses rêves, notamment à son arrivée en France. Il arrive à Lyon à l’âge de 15 ans, après un voyage en avion, accompagné d’un passeur et grâce à un passeport avec une fausse identité. Il est placé dans un foyer. Il vit une période idyllique, les éducateurs s’occupent de lui « comme s’il était leur enfant », et il a, enfin, le sentiment d’être protégé. Six mois plus tard, il est convoqué à la paf (Police aux frontières) pour une vérification. Mis en garde à vue, il avoue avoir utilisé un faux passeport. Après les tests d’âge osseux, il sera jugé majeur et donc coupable de fraude à l’ase. Boubacar passera deux mois en prison et à sa sortie il sera envoyé en centre de rétention. Libéré mais sans papiers, le collectif et ses anciens éducateurs font en sorte qu’il puisse être hébergé et poursuivre sa scolarité. La période en prison est très douloureuse et le jeune l’évoque difficilement. Aujourd’hui, Boubacar a 18 ans, il continue sa formation, et il est hébergé par une famille solidaire. Il se trouve en situation irrégulière et il a encore des procédures judiciaires en cours pour faire annuler sa condamnation.
Depuis un an et demi, Boubacar participe avec assiduité à l’atelier théâtre de l’association. (...)
Le poids du réel
Boubacar apparaît comme un jeune très vulnérable et fragilisé depuis le début du suivi. Il présente une grande anxiété et une angoisse profonde, des troubles du sommeil avec des cauchemars à répétition. Particulièrement au début du suivi, le jeune se plaint sans arrêt de la longueur de la procédure judiciaire en cours. Les préoccupations par rapport à la situation administrative occupent une place importante dans la vie psychique de Boubacar, qui présente des ruminations anxieuses et un sentiment d’échec et de honte qui sont associés à une perception d’impuissance. Cette attente qui dépend exclusivement du temps de la procédure juridique et des institutions plonge le jeune dans un sentiment de désespoir, dans la passivité, elle l’empêche d’agir. Se perdre dans cette attente est un risque psychique (Nguyen, 2014). L’espace thérapeutique est imprégné par les conditions de vie administratives du patient. Boubacar semble concentrer les causes de sa souffrance sur des éléments extérieurs, comme la situation administrative, dans une logique défensive, pour se protéger, afin de ne pas s’effondrer.
Au fil des séances, il arrivera à formuler le fait que c’est difficile pour lui d’accepter le rejet de l’accueil qu’il espérait trouver en France et il commence à faire le lien avec l’abandon de son père. Dans une position très clivée, la période qu’il a passée en foyer est décrite comme un moment de rêve : enfin, il pouvait retrouver la famille qu’il avait perdue. Boubacar affirme que les rêves qui l’ont amené en France sont devenus des illusions. Après le divorce de ses parents et l’abandon de son père, il percevait la migration en France comme « un miracle ». Mais actuellement il a l’impression qu’il ne va jamais réussir en France. Il se retrouve donc à faire le deuil de la protection espérée et de ses rêves d’avenir qui l’ont conduit en Europe. Il affirme que la souffrance et l’incompréhension sont constantes et elles existent depuis l’abandon de son père. « Mon destin, c’est la souffrance. […] Je suis né pour souffrir. […] pourquoi tout cela arrive à moi ? »
La situation administrative peut venir réactiver des blessures narcissiques anciennes. Le rejet des institutions françaises de protection de l’enfance vient résonner avec les failles narcissiques de son enfance, en faisant écho aux multiples ruptures. Comment Boubacar peut-il élaborer son métissage après le rejet d’accueil de la part de la France ?
Pour ce jeune, le quotidien est vécu comme dangereux et inquiétant. Le risque de se faire arrêter le plonge dans un état d’angoisse et le force à être dans une sorte d’hypervigilance. L’angoisse revient également de manière constante dans ses rêves. Il fait des cauchemars à répétition dans lesquels il est pourchassé par un chien, un chien errant, ou des chiens de policiers ou des militaires. Le retour au pays est vécu comme meurtrier. Il représente l’échec de la réalisation de son projet.
Si l’on considère le titre de séjour comme un objet social (Furtos, 2008), Boubacar vit également une souffrance qui peut être d’origine sociale, du fait de l’absence d’un statut juridique. Lors d’une séance, Boubacar affirme : « Je suis sans papiers, donc je n’existe pas. […] Oui, physiquement j’existe, mais psychiquement je n’existe pas. » La perte d’un statut administratif et juridique reconnu peut être associée à une précarité symbolique, qui fait également écho à la situation d’insécurité externe qui est vécue par le patient. L’absence de reconnaissance sociale et juridique peut avoir des effets d’anéantissement psychique (Nguyen, 2014). Cela vient interroger aussi la dimension transnationale (Falicov, 2005) dans laquelle la personne migrante peut se trouver. Quand l’État français ne reconnaît pas la légitimité des documents d’identité du jeune, délivrés par l’ambassade de son pays d’origine, qu’est-ce qui peut se jouer dans sa construction identitaire et dans son métissage au niveau des interactions entre les différentes identités culturelles et nationales ?
Boubacar est en difficulté à tisser des liens, à faire confiance aux autres, avec une importante atteinte narcissique. Toutes les remarques extérieures sont, pour lui, blessantes, et cela lui apparaît comme insurmontable. Comment peut-il donc se construire, en tant qu’adulte, en faisant le deuil de son pays d’origine, ainsi que des multiples ruptures culturelles et familiales ?
Quelle filiation et quelles affiliations ? Comment se construire ?
L’effraction causée par les différentes ruptures dans l’histoire de Boubacar, la vie à la rue, la prison, peuvent venir réactiver les ruptures familiales d’avant la migration (Radjack et coll., 2015), et donc les abandons vécus par le jeune en Guinée. Dans ces conditions, comment peut-il questionner sa filiation ?
La migration implique forcément des renoncements et des deuils, c’est un acte psychique qui provoque une rupture du cadre culturel interne (Moro, 1994). Migrer nécessite un travail d’élaboration psychique des différentes pertes. Comment Boubacar, fragilisé par ses ruptures familiales et l’incertitude de sa situation administrative, peut-il élaborer ces deuils ? À l’adolescence, comme lors de la migration, la question de l’identité est centrale (Woestelandt, 2016). Comment Boubacar, qui perçoit l’absence de reconnaissance de sa propre identité par le pays d’accueil, peut-il élaborer une continuité dans sa propre existence qui lui permettrait de se construire en tant qu’individu ? Peut-être que pour ce jeune, la seule manière d’exister et de trouver une continuité dans son histoire de vie, c’est de souffrir, de se sentir lui dans les difficultés matérielles ?
La migration peut intervenir pour fragiliser le processus de construction identitaire du mineur qui se trouve dans un contexte de vulnérabilité. Le jeune a commencé à élaborer son passé dans le cadre de cette prise en charge, la dimension présente garde une place très importante et les projections dans l’avenir restent absentes. Comme en témoigne la clinique de l’errance (Bernichi, 2013), et comme Boubacar l’affirme, dans la rue il n’y a pas de passé ou de futur, il n’existe que l’immédiateté.
Dans le groupe de théâtre, Boubacar semble se sentir de plus en plus à l’aise. Il tisse des liens forts avec des jeunes qui viennent d’arriver en France, comme pour assurer une fonction initiatrice dans ce groupe. Peut-être vient-il prendre la place qu’il n’a pas eue dans le groupe de camarades de la rue ? Cette image contraste avec celle qu’il montre dans la relation thérapeutique duelle. Il affirme qu’il se sent soutenu par le fait d’être en groupe et qu’il arrive à mettre de côté « les choses négatives » dans l’espace-temps de l’atelier groupal. Dans ce groupe, Boubacar semble retrouver le soutien et le portage qu’il avait connus dans le groupe de camarades de la rue. Pour lui, la relation duelle semble être dangereuse, alors que le groupe représente un élément rassurant, favorisant l’expression et la symbolisation. Il serait envisageable d’entreprendre un travail thérapeutique transculturel qui pourrait favoriser l’élaboration de son métissage et le soutenir dans sa construction identitaire, en arrivant à faire le lien entre le passé, le présent et le futur, pouvant également s’exprimer dans sa langue maternelle.
Réflexions et conclusion
L’expérience clinique au sein du collectif Jeunes nous amène au constat que le fondement du travail avec ces jeunes « exclus » se situe dans la construction d’une relation de confiance, ce qui permet au jeune de se sentir exister en tant que sujet de sa propre histoire, malgré les rejets institutionnels. Le fait de se situer en dehors des institutions traditionnelles peut favoriser, dans le travail clinique, l’établissement de ce lien de confiance. Il appartient au clinicien d’interpréter des signes et de formuler une demande, d’inventer et de réinventer les conditions d’une rencontre clinique la plus adaptée. Cela signifie sortir des chemins classiques de prise en charge psychique et développer ses capacités de bricolage, de créativité, pour se décentrer et aller vers l’autre (Moro, 1994). Il s’agit fréquemment de se déplacer, même physiquement, dans une véritable clinique de l’errance, de se promener avec le patient. Souvent, le cadre de rencontre traditionnelle ne convient pas à ces jeunes, le face-à-face peut être perçu comme dangereux. Le psychologue peut se retrouver à accompagner un jeune dans certaines démarches, à accueillir sa souffrance pendant des appels téléphoniques. Il s’agit de fournir un soutien qui soit transitionnel, mais aussi transculturel, qui puisse prendre en compte les enveloppes psychiques et culturelles de chacun et son système de référence, pour permettre aux jeunes l’accès à une position de sujet de leur propre histoire, sans oublier le contexte dans lequel ils se trouvent. L’approche transculturelle permet au thérapeute de se décentrer de ses références culturelles et de ses implicites pour aider le patient à explorer ce qui fait sens pour lui. Il est nécessaire de se renseigner sur la culture, les langues et sur l’histoire des pays des jeunes pour pouvoir les valoriser (Radjack, 2012). La vignette clinique de Boubacar nous amène à nous questionner autour de la construction identitaire de ces adolescents migrants qui ont vécu aussi des violences administratives en France. Les facteurs sociaux défavorables au pays d’origine et en France sont des facteurs aggravants pour l’émergence du trauma migratoire (Moro, 2006), trauma de la perte du cadre culturel interne à partir duquel la réalité externe est décodée. Il s’agit ici de maintenir une place de clinicien, sans se laisser envahir par le « poids du réel » du contexte administratif, afin de permettre à ces jeunes de se détacher de l’immédiateté de leur situation et pouvoir se sentir sujet de leur propre histoire. »
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