Extraits :
« […].
156. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 158, CEDH 2009).
157. Quant à la question de savoir si la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain de l’article 3 de la Convention à raison de mauvais traitements infligés par des entités autres que lui, la Cour rappelle que l’obligation que l’article 1 fait aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V ; E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002 ; M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, §§ 109-110, 12 avril 2016, et D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, §§ 40-41, 3 octobre 2017). S’agissant notamment des enfants, eu égard au caractère fondamental des droits garantis par l’article 3 et à leur vulnérabilité particulière, les pouvoirs publics ont l’obligation, inhérente à leur mission, de protéger ceux-ci contre des mauvais traitements (voir, par exemple, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 145, 28 janvier 2014, s’agissant du contexte de l’enseignement primaire).
158. La Cour a eu l’occasion de préciser qu’il n’entre pas dans ses attributions de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz, précité, § 165). Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction. La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 103, 2 mars 2017, ainsi que les références y mentionnées).
159. La Cour estime que M. peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (Talpis, précité, § 126) et que les mauvais traitements qu’elle a subis de la part de ses parents tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 73, 20 mars 2012).
160. La présente affaire ne porte pas directement sur la question de la responsabilité des parents de M. pour les actes de maltraitances commis, mais sur celle de la responsabilité de l’État. Il s’agit pour la Cour d’examiner si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour M. d’être victime de mauvais traitements et s’il offrait une protection suffisante contre ceux-ci. À cet égard, la Cour estime que le Gouvernement insiste à juste titre sur l’importance d’analyser les faits et éléments dont disposaient les autorités nationales à l’époque litigieuse et non à l’aune des développements qui ont, entre-temps, dévoilé toute la gravité des actes commis par les parents.
161. La Cour est d’avis que, par le « signalement pour suspicion de maltraitance » de la directrice de l’école en date du 19 juin 2008 (paragraphe 11 ci-dessus), les autorités ont été mises au courant de l’éventualité que M. ait subi des mauvais traitements et d’un risque potentiel qu’elle en endure d’autres. Ce signalement a ainsi déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à une investigation afin d’apprécier l’éventualité de mauvais traitements et, le cas échéant, de déterminer qui en était l’auteur, ainsi que de protéger l’enfant de futurs traitements de cette nature (voir, mutatis mutandis, M. et M. c. Croatie, no 10161/13, §§ 140‑142, CEDH 2015 (extraits).
162. D’emblée, la Cour reconnaît le difficile exercice auquel sont confrontées les autorités nationales lorsqu’elles doivent, dans un domaine délicat, trouver un équilibre entre la nécessité de ne pas passer à côté d’un danger et le souci de respecter et préserver la vie familiale.
163. Ensuite, la Cour note, avec le Gouvernement, la grande réactivité du procureur qui a adressé, le jour même du signalement (qui pourtant ne comportait pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate), un « soit-transmis » à la gendarmerie afin de faire procéder à une enquête sur « d’éventuels faits de maltraitance dont pourrait être victime l’enfant » (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour relève aussi que, dans le cadre de cette enquête, des mesures utiles et pertinentes ont été prises, telles que l’audition filmée de l’enfant et son examen par un médecin légiste.
164. Cependant, la Cour estime que plusieurs facteurs tempèrent la portée de ces constats, pour les raisons qui suivent.
165. Elle relève tout d’abord que, en réponse à la réaction instantanée du parquet, un agent de police n’a été saisi que treize jours plus tard et que les préconisations quant au TTR n’ont finalement pas été mises en œuvre (paragraphes 12 et 14 ci-dessus).
166. Elle note ensuite que différents signes et éléments avaient été portés à la connaissance des autorités dès le signalement du 19 juin 2008. En effet, les copies de quatre pages manuscrites rédigées par les enseignantes de M. et constatant de nombreuses marques sur l’enfant avaient été jointes à ce signalement (paragraphe 11 ci-dessus).
167. La Cour estime que, si les enseignantes n’avaient certes pas été témoins des faits ayant causé les stigmates constatés, il aurait toutefois été utile de les entendre, afin de recueillir des éléments sur le contexte et la réaction de l’enfant lors de la découverte des blessures. Cela vaut d’autant plus que le médecin légiste ne pouvait exclure des faits de violence ou de mauvais traitements (paragraphe 16 ci-dessus) et que l’ASE avait en outre informé le procureur du constat de nouvelles ecchymoses apparues après le signalement (paragraphe 13 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe qu’en présence de signes de maltraitance d’un enfant, les enseignants peuvent jouer un rôle primordial dans le système de prévention de la violence, comme les antécédents de la présente affaire le démontrent d’ailleurs. En effet, les enseignants, qui sont parfois les seules personnes de confiance de l’enfant, et qui ont la responsabilité d’observer celui-ci de près quotidiennement, sont ainsi bien placés pour avoir une vue globale sur son développement.
168. La Cour considère qu’il aurait aussi été utile de procéder à des actes d’enquête afin d’apporter des éclaircissements sur l’environnement familial de M. Cela d’autant plus qu’il y avait eu des déménagements successifs de la famille, ce qui avait d’ailleurs été porté à la connaissance des autorités par le biais notamment du signalement du 19 juin 2008 et du courrier du 26 septembre 2008.
169. Ainsi, la Cour relève que la mère de M. a été entendue, par l’agent de police judiciaire en charge de l’enquête, de manière succincte, à son domicile et non pas au sein des locaux de la gendarmerie.
170. Par ailleurs, la présence du père lors de l’examen médicolégal de M. ne saurait utilement être invoquée par le Gouvernement. En effet, une déclaration faite en tant que représentant légal de l’enfant devant un médecin expert ne saurait équivaloir à une véritable audition dans le cadre d’une enquête, lors de laquelle des questions ciblées sont posées. D’ailleurs, la Cour relève à ce sujet que le protocole départemental de la Sarthe (paragraphe 81 ci-dessus) prévoit dorénavant que l’examen médicolégal est effectué par le médecin légiste seul avec l’enfant et que le magistrat, directeur d’enquête, pourra demander au médecin de ne prendre aucun contact avec les parents ou les proches de l’enfant.
171. En la matière, la Cour note qu’un ensemble de bonnes pratiques, préconisées dans ce genre de situations sensibles, est désormais formalisé dans le protocole départemental de la Sarthe (paragraphes 81 et suivant ci-dessus). Or, faute pour le protocole d’exister au moment des faits, ces pratiques n’ont pas été mises en œuvre en l’espèce.
172. Il est vrai que M. ne dénonçait aucun fait lors de son audition. Toutefois, celle-ci a été réalisée sans la participation d’un psychologue. Or, sans être obligatoire, la présence d’un tel expert aurait pu être appropriée en l’espèce pour écarter tout doute face aux questionnements que soulevaient le signalement et le rapport du médecin légiste. À cet égard, la Cour relève que dorénavant le protocole départemental de la Sarthe, qui prévoit que le recueil de la parole de l’enfant doit être réalisé à l’unité médico-judiciaire pédiatrique (donc au sein du service de pédiatrie), préconise de faciliter l’expression de l’enfant, notamment par la présence aux côtés de l’enquêteur ou du magistrat d’un tiers nommé par l’autorité judiciaire, tel qu’un administrateur ad hoc, un travailleur social, un psychologue ou un infirmier spécialisé.
173. La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Ainsi, il ne lui appartient pas de remettre en cause le classement sans suite en soi. En revanche, elle estime que, au regard des éléments dont elles disposaient – tels que le « nombre fortement suspect [des] très nombreuses lésions » rapporté par le médecin légiste (paragraphe 16 ci-dessus), ainsi qu’un nouveau déménagement de la famille concomitamment à la clôture de l’enquête (paragraphe 21 ci-dessus) – les autorités auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite avait été prise et non se contenter d’un classement sans suite pur et simple.
Ainsi, si le parquet avait, par le biais d’un soit-transmis ou de tout autre mode de communication, même informel, informé l’ASE de sa décision tout en attirant l’attention de celle-ci sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, il aurait accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. Tout porte à croire que, de cette manière, l’ASE aurait redoublé de vigilance dans la période suivant le classement sans suite et, en tout cas, au plus tard lorsqu’une information préoccupante a été transmise. Cette observation est confortée par le compte rendu du Défenseur des droits qui considère que la décision de classement sans suite a posé « une chape de plomb » sur l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, qui n’avaient pas évoqué avec le parquet les nouvelles informations du printemps 2009 (paragraphe 94 ci-dessus).
Au constat d’un défaut de transmission d’informations à l’ASE par le parquet s’ajoute celui d’une absence de mise en place d’un mécanisme, tel le CRIP, centralisant les informations, au moment des faits, dans la région concernée (paragraphes 31 et 69 ci-dessus). Une telle cellule de recueil – dont la mission est de faire converger vers un même lieu toutes les informations concernant les mineurs en danger ou en risque de l’être, de manière à s’assurer du traitement de ces informations par un service spécialisé – aurait pu œuvrer en tant qu’interlocuteur des services du département et du parquet. Elle aurait ainsi pu informer les professionnels à l’origine du signalement du 19 juin 2008 quant à la suite qui y a été réservée, puis suivre le dossier.
Ces facteurs combinés – classement sans suite pur et simple, d’une part, et défaut d’existence d’un mécanisme centralisant les informations, d’autre part – ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales.
174. Les services sociaux, qui ont fini par prendre connaissance de la décision de classement sans suite, ont certes pris des mesures par la suite, par le biais notamment de visites au domicile réalisées en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009 (paragraphe 27 ci-dessus). Toutefois, il importe de rappeler que cette dernière coïncidait avec une hospitalisation de M. d’une durée d’un mois entier, qui avait donné lieu à une prise de contact par le service pédiatrique avec l’ASE – motivée par les interrogations persistantes concernant la situation de l’enfant – et même à une note additionnelle adressée à l’ASE (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour estime qu’il s’agissait là d’un élément complémentaire, éloquent en soi, dont les services sociaux ne pouvaient raisonnablement faire abstraction. Face à ces facteurs combinés – information préoccupante et hospitalisation concomitante – ils auraient dû redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de M. Or, force est de constater que, dans le sillage de la décision du classement sans suite, ils n’ont pas engagé d’action véritablement perspicace qui aurait permis de déceler l’état réel dans lequel se trouvait l’enfant.
175. Au regard des constats opérés ci-dessus, la Cour conclut que le système a failli à protéger M. des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès.
176. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
[…]. »
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