Proposition de loi n°2082 visant à accompagner vers l’autonomie les jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance

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Source : Assemblée nationale

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 janvier 2024.


Texte :

« EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En 2021, 377 000 enfants ont bénéficié en France d’une mesure d’aide sociale à l’enfance ([1]). Cette politique, dont les départements sont les chefs de file, représente au total une dépense publique de près de 9 milliards d’euros chaque année. Destinée à secourir les jeunes en proie aux dangers, maltraitances ou difficultés sociales extrêmes, cette politique incarne l’engagement de notre pays envers l’enfance en leur garantissant le développement et l’éducation, l’accompagnement progressif vers l’âge adulte et l’émancipation.

Pourtant, à mesure que ces jeunes évoluent vers la maturité, ils sont progressivement écartés des dispositifs de l’Aide Sociale à l’Enfance, sans gage d’autonomie. Si la transition vers l’âge adulte est une phase délicate pour tous, les jeunes issus de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) sont très tôt précipités vers la sortie des dispositifs, et par conséquent vers les responsabilités propres à l’âge adulte, en dépit de soutien adéquat.

Malgré des vulnérabilités notables, ces jeunes sont contraints à un processus hâtif et brutal, les confrontant ainsi à un manque généralisé : un manque de sécurité et de soutien familial, un manque de perspectives universitaires ou professionnelles, ainsi qu’un cruel manque de confiance en soi.

La période de transition vers l’âge adulte, déjà complexe en soi, devient un parcours à risque pour les jeunes de la protection de l’enfance, dans un contexte où l’émancipation survient de plus en plus tardivement pour la jeunesse en général, avec un départ du domicile parental à vingt‑quatre ans en moyenne selon Eurostat ([2]), notamment en raison de l’allongement des périodes de scolarisation ainsi que d’une dépendance économique accrue envers les réseaux familiaux.

Si ces problématiques peuvent être surmontées au sein des familles, elles se transforment en véritables obstacles à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes issus de l’Aide Sociale à l’Enfance, créant ainsi une rupture brutale d’égalité. L’accès à leurs droits fondamentaux relève alors du parcours du combattant, et nombre d’entre eux se retrouvent exposés aux risques d’isolement et de pauvreté. L’abandon de ces jeunes adultes en devenir n’est pas concevable. Il est impensable que la France, en tant que 7e puissance mondiale, ne puisse agir pour ces enfants en quête d’autonomie et d’épanouissement.

C’est pourtant l’inverse que nous constatons, avec pour conséquences des sorties précoces et brutales de la protection de l’enfance, exposant les jeunes à des ruptures résidentielles d’une grande violence. Sans solution immédiate au départ des foyers, ces jeunes se retrouvent à la rue. En effet, en 2019, les données du rapport de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal‑logement en France ([3]) indiquaient que plus d’un quart des personnes sans domicile nées en France sont d’anciens enfants placés en protection de l’enfance, alors qu’ils ne représentent que 2 à 3 % de la population générale. Chez les plus jeunes (18‑25 ans), on recense jusqu’à 36 % d’anciens enfants placés parmi les sans‑abris.

La crise sanitaire due à la covid 19, combinée aux crises économique, inflationniste, énergétique de ces dernières années, a exacerbé la situation en affectant l’emploi, les études, la santé mentale et les relations sociales des jeunes issus de l’ASE. Par conséquent, leur intégration sociale et professionnelle, lorsqu’elle est envisageable, est bien plus complexe que pour le reste de la population.

De plus, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, en 2018 ([4]), environ 15 % des enfants pris en charge par l’aide sociale à l’enfance seraient porteurs de handicaps, soit 25 400 jeunes accompagnés. En proportion, les enfants de l’aide sociale à l’enfance sont six fois plus nombreux à présenter des handicaps que la moyenne nationale.

Prenons également en compte les effets des troubles psychiques et physiques, affectant davantage ce jeune public que la moyenne selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), problématiques supplémentaires lors des démarches nécessaires à l’obtention de contrats jeunes majeurs. Les chances d’arriver à une complète autonomie à l’âge de dix‑huit ans sont donc à estimer en conséquence.

Il est enfin impératif de souligner les limitations imposées aux parcours éducatifs des jeunes issus de l’ASE, au mépris de leurs aspirations individuelles. Trop souvent, les orientations des jeunes issus de la protection de l’enfance sont subies, comme le souligne le rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse ([5]), même en l’absence de difficultés scolaires. Ils sont massivement dirigés vers des formations courtes et professionnalisantes, et ce dès la fin du collège. Ainsi, 40 % des adolescents placés se tournent vers un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), tandis que seulement 17 % s’orientent vers un baccalauréat général, comparativement à 51 % des autres jeunes de leur âge. Dans de telles conditions, comment envisager une égalité des chances réelle entre tous les jeunes ?

Je ne peux que me féliciter du fait que le Gouvernement a fait siennes les mesures que je portais de longue date concernant l’accompagnement des jeunes issus des services jusqu’à l’âge de vingt‑et‑un ans dans la loi du 7 février 2022.

Toutefois, et nous ne pouvons que le déplorer, ces mesures n’ont pas été généralisées, demeurant plutôt des options à disposition des départements : elles sont rarement matériellement effectives et le recours à une succession de contrats de 3 à 6 mois renouvelables est fréquent. En effet, 64 % des jeunes concernés se trouvaient sans aucune prise en charge, selon la direction générale de la cohésion sociale en 2020 ([6]).

La "loi Taquet" qui portait l’ambition d’en finir avec ces sorties sèches des dispositifs de l’ASE s’avère "peu efficiente" depuis son adoption constatait le COJ en juin 2023, malgré la volonté de nombreux acteurs. L’horizon des vingt‑et‑un ans prévu par la loi représente toujours un couperet très précoce pour ce public. Il est donc urgent, au regard de ces éléments, d’élargir cette possibilité jusqu’à la pleine autonomie.

Au Canada, la commission d’enquête[7] sur les services de protection de la jeunesse au Québec a conclu à l’absolue nécessité de la prise en charge des enfants confiés jusqu’à l’âge de vingt‑cinq ans. Le gouvernement de la province a adopté un projet de loi faisant preuve d’une grande lucidité : on ne peut aujourd’hui pas imaginer qu’un jeune de dix‑huit ou vingt‑et‑un an sans formation, parcours d’études supérieures ou soutien puisse accéder à l’autonomie et à l’émancipation.

En s’inspirant des ambitieux programmes québécois, précurseurs dans le domaine, il est possible d’entreprendre une véritable politique d’accompagnement vers l’autonomie.

Certains départements ont d’ores et déjà décidé de pousser leur accompagnement jusqu’à vingt‑cinq ans, comme la Loire‑Atlantique ou prévu cet accompagnement dans leur schéma départemental, comme c’est le cas pour la Meurthe‑et‑Moselle ou la Seine‑Saint‑Denis. Si nous pouvons mettre en valeur cette avancée portée par les départements, il est nécessaire de rappeler la grande disparité qui existe dans la prise en charge des collectivités.

Il est impératif d’instaurer dans notre pays un dispositif d’accompagnement adapté aux besoins des jeunes qui en expriment le besoin, jusqu’à ce qu’ils atteignent une pleine autonomie, potentiellement jusqu’à l’âge de vingt‑cinq ans. Cette mesure soutiendrait leur engagement dans des études prolongées pour consolider leur intégration professionnelle ou les accompagner dans une entrée dans l’âge adulte.

Afin d’éviter les bris de parcours et le chaos qui en découle, il est crucial de permettre un "temps d’expérimentation" pour rebondir après des erreurs d’orientation, des échecs scolaires, ou pour bénéficier de soutien lors de la fin d’un contrat de travail, par exemple. Ce délai, semblable à celui dont bénéficient plus généralement les enfants, offre la possibilité de concevoir des projets, d’acquérir des expériences formatrices, de renforcer la confiance en soi, et de surmonter des obstacles. Pour les jeunes de l’ASE, cette période représente le droit de concevoir un horizon positif pour eux‑mêmes.

Cette proposition de loi offre ainsi à la France la possibilité de se hisser parmi les pays les plus ambitieux pour sa jeunesse et pour elle‑même, en instaurant une politique d’accompagnement vers l’autonomie, possiblement jusqu’à vingt‑cinq ans pour les jeunes majeurs sortant de l’Aide sociale à l’enfance. Elle permettrait à tous les enfants ayant eu un parcours à l’ASE de s’inscrire dans une dynamique de réussite et d’envisager des études supérieures sans le couperet de la préparation à l’autonomie, imposée dès l’âge de seize ans.

De même, elle offrirait un soutien individualisé et transversal, couvrant les divers aspects liés à l’accès à l’autonomie pendant cette période charnière de transition vers l’âge adulte (santé, logement, formation, travail, vie affective…). Enfin, elle constituerait une garantie d’égalité pour ces enfants, les préservant de difficultés inconcevables au sein d’une famille, mais pourtant toujours imposées aux plus vulnérables.

La présente proposition de loi a donc deux portées : celle de protéger les jeunes issus de l’ASE de la misère et de l’exclusion ; mais aussi de concourir à l’égalité des chances pour tous les jeunes, en permettant à ceux dont le début de vie a été difficile de choisir leur voie en matière d’études, de formation, d’intégration sociale et professionnelle. En somme, de se projeter avec sérénité pour construire leur avenir.

Pour cela, l’article 1er inscrit dans la loi l’obligation pour les conseils départementaux et l’État de proposer, jusqu’à leurs vingt‑cinq ans révolus, un parcours d’insertion sociale, professionnelle, de soins et de logement aux jeunes adultes précédemment pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, et définit les obligations du président du conseil départemental et de l’État dans le cadre de cet accompagnement.

L’article 2 introduit la possibilité pour le président du conseil départemental d’organiser, à la demande des jeunes adultes précédemment pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, un entretien supplémentaire jusqu’à leurs vingt‑cinq ans, pour faire un point d’étape de son parcours et des moyens déployés pour accéder à l’autonomie, impliquant le conseil départemental et les services de l’État.

L’article 3 vise à garantir la recevabilité financière de la proposition de loi.


PROPOSITION DE LOI

Article 1er

À la seconde phrase de l’article L. 222‑5‑2 du code de l’action sociale et des familles, les mots : "vingt et un" sont remplacés par le mot : "vingt‑cinq".

Article 2

À la seconde phrase du premier alinéa de l’article L. 222‑5‑2‑1 du code de l’action sociale et des familles, les mots : "vingt et un" sont remplacés par le mot : "vingt‑cinq".

Article 3

I. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

II. – La charge pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par la majoration de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État, par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services. »


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Proposition de loi n°2082
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