Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) – Cinquième section – Arrêt du 25 juin 2020 – Affaire Moustahi c. France – Mineurs isolés placés en rétention administrative, rattachés arbitrairement à un adulte tiers et renvoyés sans précaution vers un État non membre – Violation des articles 3, 5§1, 5§4, 8, 4 du Protocole n°4, article 13 combiné avec l’article 8, article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole n°4 de la CESDH

Faits et procédure :

L’affaire concerne le placement de mineurs non accompagnés de trois et cinq ans en centre de rétention administrative à Mayotte, rattachés arbitrairement à un adulte tiers sans vérification des liens avec ce dernier et renvoyés expéditivement vers les Comores sans examen attentif et individualisé de leur situation. Les enfants étaient venus pour rejoindre leurs parents à Mayotte. Le père, prévenu du placement en rétention de ses enfants, était sur place mais fut empêché de prendre contact avec eux.

Les enfants, en qualité de requérants, invoquent l’article 3 de la Convention dénonçant les conditions du placement en rétention en compagnie de majeurs inconnus, du rattachement arbitraire à l’un deux, suivi du renvoi immédiat vers les Comores, sans examen individualité et attentif de leur situation. Ils invoquent également l’article 5 §1 et §4 du fait du placement en rétention, l’article 4 du Protocole n°4 de la Convention du fait de l’expulsion collective, ainsi que l’article 13 combiné aux articles 3 et 8 de la Convention et 4 du Protocole n°4 du fait de l’absence de recours effectif pour contester l’expulsion.

Les enfants et leur père soutiennent également une violation de l’article 8 du fait du refus des autorités de confier les enfants à leur père vivant à Mayotte et du refus des autorités de les laisser entrer en contact pendant la rétention.

Décision :

La Cour conclut à la violation des articles 3, 8, 5§1 et §4, 13 combiné à l’article 8 de la CESDH et 4 du Protocole n°4 et à la violation de l’article 4 du Protocole n°4.

Afin de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention, la Cour prend en considération plusieurs éléments. Tout d’abord, elle rappelle une pratique connue et documentée à Mayotte consistant à rattacher arbitrairement des mineurs à des adultes inconnus afin de permettre un placement en rétention et un renvoi vers les Comores. En analysant les faits de l’espèce, elle conclut que le rattachement à l’adulte fut arbitraire et opéré dans le but d’expulser les enfants le plus rapidement possible.

La Cour juge que le seuil de gravité exigé par l’article 3 a été dépassé en raison des conditions de rétention et de renvoi des enfants. Elle souligne que les enfants de trois et cinq ans ont été soumis au même traitement que les personnes adultes retenues avec eux et qu’aucune mesure particulière n’a été mise en place par les autorités. La Cour conclut qu’indépendamment de la durée de leur placement en rétention, les conditions de celle-ci ont inévitablement engendré des conséquences traumatisantes sur le psychisme des enfants concernés. De plus, la Cour juge que les autorités n’ont pris aucune mesure d’encadrement de l’expulsion, laissant les enfants livrés à eux-mêmes. Elle conclut que le refoulement "a nécessairement causé un sentiment d’extrême angoisse et a constitué un manque flagrant d’humanité envers leur personne, eu égard à leur âge et à leur situation de mineurs non accompagnés, de sorte qu’il atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain".

Le placement en rétention des enfants a violé leur droit à la liberté et à la sûreté protégé par l’article 5 de la Convention. La Cour estime que les enfants ont été arbitrairement rattachés à un adulte dans le but de permettre leur placement en rétention, ainsi que leur expulsion. Au terme de l’article 5§1, aucun fondement juridique ne saurait justifier leur privation de liberté. En outre, aucun recours ne leur était ouvert afin de faire vérifier la légalité de leur placement en rétention en violation des dispositions de l’article 5§4 de la Convention.

Enfin, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des trois requérants. Quelle que soit la durée de la privation de liberté, la Cour considère que l’enfermement de certains membres d’une famille alors même que d’autres membres sont présents sur le territoire en liberté s’apparente à une ingérence dans l’exercice effectif d’une vie familiale. Compte tenu du constat de violation de l’article 5§1, cette ingérence ne saurait être prévue par la loi. C’est ainsi que la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.


Extraits de l’arrêt :

« […].

63. Se penchant sur les faits particuliers de la cause, la Cour note que rien n’étaye l’hypothèse selon laquelle les requérants et M.A. auraient été en relation avant les faits de l’espèce, ce que le Gouvernement ne soutient d’ailleurs pas. La question porte dès lors sur le point de savoir si les autorités nationales auraient pu établir cette absence de lien avant de confier les deuxième et troisième requérants à M.A. et de les placer en rétention administrative, ou avant de procéder à leur renvoi. Sur ce point précis, et même à supposer établie la déclaration de ce dernier selon laquelle il accompagnait les enfants, la Cour constate que les autorités nationales n’ont entrepris aucune démarche pour s’assurer de la réalité de cette affirmation avant de rattacher les enfants à M.A. et de les placer en rétention administrative, ceci alors que les intéressés portent des noms de famille différents. Plus particulièrement, ni le procès-verbal de vérification d’identité de M.A., ni son procès-verbal d’audition administrative ne mentionnent les liens qu’il aurait affirmé entretenir avec les enfants, et rien n’indique que la moindre question lui ait été posée sur ce sujet. De même, par la suite, aucune démarche visant à établir la réalité des liens entre les deuxième et troisième requérants et M.A. n’a été entreprise avant leur renvoi vers les Comores, alors même que le premier requérant s’est présenté au lieu de rétention de ses enfants en possession de leurs actes de naissance, en affirmant être leur père. La Cour n’est par ailleurs nullement convaincue par l’argument du Gouvernement, qui implique qu’il revenait au tiers se voyant confier des enfants de contester formellement un tel rattachement auprès des autorités.

64. Eu égard à ces faits, et à la lumière des observations unanimes sur ce point des tiers intervenants, la Cour considère non seulement les deuxième et troisième requérants comme des mineurs non accompagnés, mais encore leur rattachement à M.A. comme arbitraire. La Cour est en effet convaincue que ce rattachement n’a pas été opéré dans le but de préserver l’intérêt supérieur des enfants, mais dans celui de permettre leur expulsion rapide vers les Comores. Si ce dernier constat ne saurait être source, en soi, d’une violation de l’article 3 de la Convention, il s’agit d’un élément que la Cour doit prendre en considération lors de l’examen des autres griefs soulevés par les requérants.

[…]

66. La Cour observe que les conditions de rétention des deuxième et troisième requérants étaient les mêmes que celles des personnes adultes appréhendées en même temps qu’eux. Les enfants ont en effet été détenus dans un centre de rétention temporaire, créé dans l’enceinte d’un commissariat, alors qu’ils étaient séparés des membres de leur famille. À l’exception de M.A., qui n’entretenait aucun lien avec eux et auquel ils ont été rattachés arbitrairement, aucun adulte n’a été désigné pour s’en occuper. Eu égard à l’âge des enfants et au fait qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, ces constatations suffisent à la Cour, indifféremment de la durée de leur placement en rétention, pour conclure que ce dernier n’a pu qu’engendrer pour eux une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes sur leur psychisme.

[…]

69. Selon la Cour, il découle de ce qui précède que les autorités françaises n’ont pas veillé à une prise en charge effective des deuxième et troisième requérants et n’ont pas tenu compte de la situation réelle que risquaient d’affronter les enfants lors de leur retour dans leur pays d’origine. La Cour estime que leur refoulement, dans de telles conditions, leur a nécessairement causé un sentiment d’extrême angoisse et a constitué un manque flagrant d’humanité envers leur personne, eu égard à leur âge et à leur situation de mineurs non accompagnés, de sorte qu’il atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain. Elle estime également que ce refoulement constitue un manquement aux obligations positives de l’État français, qui s’est abstenu de prendre les mesures et précautions requises.

[…]

93. La Cour relève qu’il en va tout autrement dans la présente affaire, le placement de facto en rétention des deuxième et troisième requérants n’ayant pas été opéré dans le but de ne pas les séparer d’un membre de leur famille. Au contraire, la Cour a relevé que les enfants avaient été rattachés arbitrairement à M.A., dans le but de permettre un placement en rétention puis une expulsion que ne permettait pas le droit interne applicable au moment des faits, et dont le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte a d’ailleurs relevé le caractère manifestement illégal. À l’examen des dispositions applicables aux circonstances de l’espèce (paragraphes 17-19 ci-dessus), la Cour ne décèle aucun fondement juridique apte à justifier la privation de liberté que les deuxième et troisième requérants ont subie.

[…]

103. En l’espèce, la Cour relève que les deuxième et troisième requérants n’ont pas fait l’objet d’un arrêté prévoyant leur placement en rétention administrative ou d’un arrêté prévoyant leur expulsion, mais que leur nom a simplement été mentionné dans l’arrêté portant reconduite à la frontière visant M.A. Par ailleurs, et contrairement aux affaires précitées, ils n’ont pas été placés en rétention avec un membre de leur famille, mais ont été rattachés arbitrairement à un tiers. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les enfants « accompagnant » un tiers inconnu sont tombés dans un vide juridique ne leur permettant pas d’exercer le recours garanti à ce tiers. Elle estime en outre que, contrairement aux affaires précitées, les enfants n’ont en l’espèce pas été retenus en compagnie d’une tierce personne disposant de l’autorité juridique pour agir en leur nom devant les juridictions internes et ayant nécessairement leur intérêt à cœur. Elle ne saurait dès lors admettre que le possible examen par les juridictions internes de la situation des enfants, à l’occasion d’un hypothétique recours engagé par un tiers inconnu de ces derniers, puisse satisfaire aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. La Cour considère en conséquence que les deuxième et troisième requérants ne se sont pas vus garantir la protection requise par cet article, dès lors qu’aucun recours ne leur était ouvert afin de faire vérifier la légalité de leur placement en rétention. Dans la mesure où ils ont été privés ab initio et définitivement de cette protection, la Cour estime qu’il n’est pas superflu de statuer sur le bien-fondé de ce grief, quelle qu’ait été la durée de leur privation de liberté.

[…]

112. La Cour considère par ailleurs que le fait d’enfermer certains membres d’une même famille dans un centre de rétention, alors même que d’autres membres de cette famille sont laissés en liberté, peut s’analyser comme une ingérence dans l’exercice effectif de leur vie familiale quelle que soit la durée de la mesure en cause.

113. Eu égard au constat de violation de l’article 5 § 1 auquel elle est parvenue (paragraphes 91-94 ci-dessus), la Cour ne peut que constater que l’ingérence dans la vie familiale des requérants n’était pas prévue par la loi. Cela suffit en soi à justifier un constat de violation de l’article 8 de la Convention. La Cour relève toutefois le facteur additionnel suivant, qui n’a fait qu’aggraver la violation du droit au respect de la vie familiale des requérants.

114. Dans l’hypothèse où la séparation forcée des requérants aurait reposé sur une base légale, la Cour peut concevoir qu’un État refuse de confier des enfants à une personne se présentant comme un membre de leur famille, ou d’organiser une rencontre entre eux, pour des motifs tenant à l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans les circonstances de l’espèce, un tel refus aurait par exemple pu être justifié par la nécessité de s’assurer préalablement, au-delà de tout doute raisonnable, de la réalité des liens unissant les requérants. Toutefois, eu égard au fait que les autorités nationales ont dans la présente affaire rattaché arbitrairement les deuxième et troisième requérants à un tiers dépourvu d’autorité sur eux, sans mener aucune recherche quant à d’éventuels liens les unissant, la Cour est convaincue que le refus de réunir les requérants ne visait pas au respect de l’intérêt supérieur des enfants. Les autorités nationales ont ce faisant cherché à assurer l’expulsion dans les meilleurs délais, et contrairement au droit interne, des deuxième et troisième requérants. La Cour ne saurait admettre qu’il s’agit là d’un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

[…]. »

Voir l’arrêt :

CEDH_25062020_Moustahi_c.France

Voir le communiqué de presse :

CP_CEDH_Moustahi_c.France

Voir la note d’information :

Moustahi_c.France_resume_juridique
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