Source : Landot et associés
Date : 07 décembre 2020
AVIS SUR UN PROJET DE LOI confortant le respect, par tous, des principes de la République :
1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 5 novembre 2020 d’un « projet de loi confortant les principes républicains ». Il a reçu une saisine rectificative le 19 novembre 2020.
2. Ce projet est organisé en cinq titres et comporte 57 articles.
Le titre I , « Garantir le respect des principes républicains », comporte six chapitres relatifs au service public (chapitre 1er), aux associations (chapitre 2), à la dignité de la personne humaine (chapitre 3), à l’éducation et aux sports (chapitre 4), à la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne (chapitre 5), à la mixité sociale dans le logement (chapitre 6).
Le titre II, « Garantir le libre exercice du culte », comporte deux chapitres relatifs à la transparence des conditions de l’exercice du culte (chapitre 1er), et à la préservation de l’ordre public (chapitre 2).
Les trois derniers titres sont consacrés à des dispositions diverses (Titre III), des dispositions relatives à l’outre-mer (Titre IV) et des dispositions transitoires et finales (Titre V).
3. Le Conseil d’Etat estime que l’étude d’impact du projet de loi, parvenue le 15 novembre, répond de manière satisfaisante, pour la plupart des articles du projet de loi, aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Il relève que les développements consacrés aux cultes sont particulièrement riches et documentés. Il considère toutefois que l’étude devrait être complétée pour les mesures suivantes :
– contrôle du représentant de l’Etat sur le respect par les services publics locaux du principe de neutralité, en ce qui concerne l’état des atteintes au principe de neutralité dans les services publics locaux ;
– commande publique et délégations de service public, en ce qui concerne les organismes dans le champ de la mesure ;
– instruction à domicile, en ce qui concerne les carences reprochées à cette instruction, et la clarification et la hiérarchisation des objectifs du Gouvernement ;
– menaces et comportements violents commis à l’encontre des agents chargés d’un service public par des individus qui demandant une application différenciée du service, en ce qui concerne l’état de ces menaces et violence ;
– dissolution des associations, en ce qui concerne le nombre de dissolutions prononcées et les suites contentieuses ;
– séjour des étrangers polygames, en ce qui concerne la mise en œuvre de la mesure ;
– fichier des auteurs d’infractions terroristes, en ce qui concerne le nombre de personnes qui seront inscrites dans le fichier par voie de conséquence de la mesure ;
– contrat d’engagement républicain, en ce qui concerne l’état de la situation des associations subventionnées justifiant la mesure ;
– associations sportives agréées et fédérations sportives, agréées et délégataires, en ce qui concerne l’état de la situation relative aux phénomènes de repli communautaire et de comportements contraires aux valeurs de la République dans le sport ;
– mineurs privés de la protection de leur famille, en ce qui concerne la contribution forfaitaire de l’Etat attribuée aux départements pour l’évaluation des personnes concernées.
CONSIDERATIONS GENERALES
4. Le Conseil d’Etat a vérifié que le projet de loi avait été soumis à l’avis préalable de l’ensemble des instances dont la consultation était obligatoire. Il a tenu compte des observations dont étaient assortis certains de ces avis, tels que ceux du Conseil national d’évaluation des normes ou de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Sur un point plus précis, concernant une nouvelle voie procédurale proposée par le texte, il a été également attentif aux remarques convergentes émises par la commission supérieure du conseil d’Etat et le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
5. Le projet de loi comporte un grand nombre de mesures, d’objet divers, intervenant dans des domaines très variés.
Un premier ensemble de mesures porte sur :
– les délégations de service public et les services publics locaux : respect des principes de laïcité et de neutralité ;
– l’éducation : instruction à domicile, fermeture administrative des établissements, contrats Etat-établissements privés ;
– les associations : encadrement des subventions dont elles sont bénéficiaires au moyen d’un contrat d’engagement républicain ;
– le sport : réforme du contenu de l’agrément des associations sportives et des fédérations sportives ;
– le logement et la politique de mixité sociale.
Une deuxième catégorie de mesures est relative aux droits des personnes : égalité des enfants héritiers, polygamie abordée sous l’angle des titres de séjour et des pensions de réversion, interdiction faite aux professionnels de santé de délivrer des certificats de virginité, protection contre les mariages forcés.
Les mesures concernant l’ordre public – de police administrative, pénales ou financières – constituent la troisième catégorie de mesures, qui est la plus abondante. Elles consistent à :
– créer un délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion, d’informations relatives à la vie privée, notamment sur les réseaux sociaux, avec des peines renforcées lorsque sont visés des agents du service public ;
– réprimer des menaces et comportements violents commis à l’encontre des agents chargés d’un service public par des individus qui demandent une application différenciée du service ;
– appliquer la procédure de comparution immédiate à certains délits de presse ;
– renforcer le dispositif administratif de signalement à la disposition des agents publics contre les menaces ;
– compléter le régime de la dissolution administrative des associations ;
– créer une nouvelle mesure de fermeture administrative de lieux de culte ;
– contrôler les fonds de dotation, les organismes bénéficiaires de dons, la déclaration des dons des organismes à but non lucratif, élargir la portée du droit d’opposition du service à compétence nationale TRACFIN ;
– assurer l’effectivité des décisions de justice dans le domaine de la communication en ligne ;
– renforcer l’information des préfets concernant les mineurs étrangers non accompagnés en vue notamment de favoriser la détection des majeurs ;
– modifier le fichier des auteurs d’infractions terroristes, interdire aux personnes condamnées pour terrorisme de paraître dans des lieux de culte, et d’administrer une association cultuelle.
Le projet de loi comporte enfin des mesures réformant substantiellement le régime de l’exercice public du culte et la police des cultes organisés par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat et la loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes. Elles constituent un élément central du projet.
Sous réserve de la suppression du titre V « dispositions transitoires et finales » dont les dispositions ont été replacées à la suite des articles qu’elles concernent pour donner une meilleure lisibilité au texte, le Conseil d’Etat n’a pas modifié le plan du projet de loi. L’avis présente ses mesures dans un ordre pour partie différent, notamment pour reclasser certaines dispositions issues de la saisine rectificative.
Il propose de modifier le titre du projet de loi en substituant aux termes « confortant les principes républicains » ceux de « confortant le respect par tous des principes de la République » qui lui paraît mieux rendre compte de l’objet du texte.
6. Le Conseil d’Etat relève que l’exposé des motifs du projet de loi ne comporte pas d’exposé du contexte dans lequel le texte intervient, celui de tensions observées dans la société française et susceptibles de menacer l’unité de la Nation, pourtant rappelées à plusieurs reprises par les plus hautes autorités de l’Etat et auxquelles le projet de loi ambitionne d’apporter un ensemble de réponses. Il en résulte un décalage parfois important entre l’objet des mesures et la compréhension de leur justification. Le Conseil d’Etat recommande que l’exposé des motifs du projet de loi explicite davantage l’inspiration politique d’ensemble qui le sous-tend et soit complété sur ce point avant d’être transmis au Parlement.
7. Le projet de loi vise principalement, dans la suite des discours du Président de la République prononcés à l’occasion du 150ème anniversaire de la République le 4 septembre et aux Mureaux le 2 octobre, à apporter une réponse à des phénomènes de repli communautaire, de prosélytisme et d’affirmations identitaires et fondamentalistes, indifférents ou hostiles aux principes qui fondent la République et aux valeurs qui les inspirent. Il entend à cette fin combler des lacunes de la législation dans différents domaines ou faire évoluer celle-ci pour mieux combattre ces dérives.
Dans son étude annuelle 2018 « Être (un) citoyen aujourd’hui » le Conseil d’Etat indiquait qu’ « après plusieurs décennies d’apaisement, les questions religieuses ont fait leur retour dans le débat public, en raison des évolutions sociologiques et de l’apparition de nouveaux fondamentalismes. Les espaces publics, l’école, les services publics, mais aussi parfois les entreprises, sont parcourus de nouvelles tensions qui sont autant de remises en cause, involontaires ou délibérées, des règles de la laïcité. Certaines d’entre elles sont le révélateur de la contestation de la légitimité même de la loi républicaine par de nouveaux fondamentalismes religieux convaincus du primat des préceptes religieux sur le droit institutionnel. La montée en puissance d’un islam radical soulève notamment des questions spécifiques, qui n’avaient évidemment pas été abordées dans la loi de 1905. »
Les mesures du projet visent à apporter une réponse à ces agissements, qui traduisent de la part de leurs auteurs la volonté d’organiser leur vie selon des règles qui ne sont pas compatibles avec celles des lois de la République, et peuvent même aller chez certains jusqu’à l’adhésion aux idées et actions de groupements à caractère terroriste.
Ces agissements affectent, selon le constat fait par le Gouvernement, presque tout le champ de la vie sociale, ce qui explique la variété des domaines couverts par le projet. Ils s’accompagnent aussi de violences physiques et verbales, ces dernières démultipliées par les réseaux sociaux, pouvant menacer des personnes ou des groupes de personnes.
Pour le Conseil d’Etat, au-delà des troubles que, par eux-mêmes, ils peuvent causer, ces phénomènes fragilisent la cohésion de la Nation. Mais il estime que, quelle que soit l’utilité d’instruments préventifs et répressifs de la nature de ceux que prévoit le projet de loi, la réponse nécessite, au-delà de mesures législatives, la mobilisation de toutes les collectivités et de toutes les politiques publiques.
8. Pour combattre ces agissements, le projet de loi entend réaffirmer les principes essentiels de la République, leur défense et leur promotion là où ils peuvent être fragilisés, ignorés, ou remis en cause.
L’intitulé du projet, qui souligne l’importance du respect, par tous, des principes de la République conduit le Conseil d’Etat à rappeler ces principes.
Avec les valeurs qui les inspirent, elles-mêmes héritées d’une longue histoire, ils font prévaloir, dans un esprit d’universalisme, une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux « sans distinction d’origine, de race ou de religion », unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.
La France est aussi une Nation ouverte sur le monde extérieur comme l’ont montré les vagues d’immigration successives et l’importance des acquisitions de la nationalité française par des étrangers. La tradition républicaine française fait prévaloir l’appartenance nationale sur toute allégeance particulière ainsi que l’exprime l’article 3 de la Constitution sur la souveraineté nationale (« Aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice. »).
La loi du 9 décembre 1905, complétée notamment par la loi du 2 janvier 1907, définit aujourd’hui encore les rapports entre l’Etat et les religions, sans référence explicite à la laïcité bien qu’elle en constitue la clé de voûte. Son article 1er proclame que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » avant que son article 2 n’assure la séparation des Eglises et de l’Etat en affirmant que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
La consécration du principe de laïcité est venue avec l’article 1er de la Constitution de 1946, puis l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes duquel : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens (…) ».
Il résulte de cet article et de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 relatif à la liberté d’opinion, que le principe de laïcité, au nombre des droits et libertés reconnus par la Constitution, impose notamment que soient garantis la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion.
Il en résulte aussi la neutralité de l’État et le principe selon lequel la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte (Décision n° 2012-297 QPC, 21 février 2013, cons. 5).
Il découle également des dispositions de l’article 1er de la Constitution que « nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » (Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004).
OFFICE DU CONSEIL D’ETAT
9. Les mesures du projet concernent pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, et les plus éminents d’entre eux : liberté d’association, liberté de conscience et de culte, liberté de réunion, d’expression, d’opinion, de communication, liberté de la presse, libre administration des collectivités territoriales, liberté de l’enseignement, liberté du mariage, liberté d’entreprendre, liberté contractuelle.
Le Conseil d’Etat a examiné les dispositions du projet de loi au regard des orientations et exigences suivantes.
S’il admet que certaines restrictions puissent être apportées ponctuellement, et dans une mesure limitée, à ces droits et libertés, dès lors qu’elles sont strictement nécessaires pour prévenir, limiter ou faire cesser des agissements et des phénomènes de la nature de ceux relevés au point 7, le Conseil d’Etat considère que la meilleure réponse à apporter à ces derniers réside d’abord dans la défense et l’affirmation de ces droits et libertés.
En ce qui concerne la rédaction des dispositions, le Conseil d’Etat s’est assuré du plein exercice de sa compétence par le législateur auquel l’article 34 de la Constitution confie la fixation des règles relatives à ces droits et libertés ou qui les mettent en cause, et du respect de l’exigence constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la loi.
En ce qui concerne le contenu des mesures, le Conseil d’Etat a veillé à ce que celles-ci opèrent, d’une part, une conciliation qui ne soit pas déséquilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le respect des droits et libertés reconnus par la Constitution et répondent, d’autre part, aux exigences issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
En outre, nombre d’entre elles, souvent importantes, qui tendent à soumettre à un contrôle accru de la puissance publique certaines activités et certains acteurs, vont s’appliquer à tous, alors que les risques qu’elles ont pour objet de prévenir ne concernent que les agissements d’une faible minorité. Le Conseil d’Etat a été particulièrement attentif au risque de disproportion pouvant en résulter.
S’agissant des mesures de police administrative, il a en outre vérifié leur caractère nécessaire, adapté et proportionné.
Les nouvelles infractions créées par le projet ont notamment été examinées au regard du principe de légalité des délits et des peines et du principe de la nécessité et de la proportionnalité des peines.
Dans cet examen le Conseil d’Etat s’est assuré de l’utilité et de la justification de chaque mesure.
Il s’est notamment posé les questions suivantes :
– La mesure est-elle nécessaire, le droit en vigueur ne donne-t-il pas d’ores et déjà les moyens d’agir, de prévenir, de contrôler ou de réprimer ? N’y-a-t-il pas lieu d’améliorer des dispositions existantes plutôt que d’en créer de nouvelles ? La mesure s’insère-t-elle de façon cohérente dans la législation en vigueur ?
– Les phénomènes mis en avant par le Gouvernement sont-ils suffisamment répertoriés et quantifiés, notamment dans l’étude d’impact, pour pouvoir justifier une disposition nouvelle ou le renforcement d’une disposition existante ?
– Au-delà du rappel de principes essentiels, quelle est la portée concrète de la mesure, est-elle adaptée, en quoi peut-elle effectivement améliorer la situation, accroitre l’efficacité de l’action administrative ou judiciaire et agir sur les comportements ?
L’examen du projet de loi au regard de ces exigences conduit le Conseil d’Etat à proposer au Gouvernement de ne pas retenir certaines des mesures ou d’en modifier d’autres.
Outre ces remarques liminaires, et les nombreuses améliorations de rédaction, qui s’expliquent d’elles-mêmes, et que le Conseil d’Etat propose de lui apporter, ce projet de loi appelle de sa part les observations suivantes.
DISPOSITIONS RELATIVES AU SERVICE PUBLIC
Dispositions relatives au respect des principes d’égalité, de neutralité et de laïcité dans les services publics
10. S’appuyant sur des constats de violation de ces principes au sein de certains organismes chargés d’une mission de service public, en particulier des entreprises de transport public de voyageurs, le Gouvernement entend rappeler dans la loi que les principes d’égalité devant le service public et de laïcité du service public, ainsi que le principe de neutralité de ce service à l’égard des usagers, s’appliquent à tous les organismes, de droit public ou privé, assurant en vertu de la loi ou d’un contrat l’exécution d’une mission de service public, y compris ceux employant des salariés soumis au droit du travail.
11. S’agissant des fonctionnaires, ces principes sont énoncés par l’article 25 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016, qui consacre une très abondante et constante jurisprudence en rappelant que, dans l’exercice de ses fonctions, le fonctionnaire est tenu à l’obligation de neutralité et au respect du principe de laïcité et que, à ce titre, il s’abstient notamment de manifester ses opinions religieuses ; cet article dispose également que le fonctionnaire traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience.
12. Le Conseil d’Etat souligne que si la loi est ainsi venue préciser, pour les seuls agents publics, le contenu de l’obligation de neutralité et de laïcité des services publics, ces principes ont été dégagés par la jurisprudence indépendamment de la nature de l’entité chargée de l’exécution du service public et du statut de son personnel. Le fait que le service public soit confié à une personne privée ne change pas la nature des obligations inhérentes à l’exécution du service public, comme l’a très tôt souligné la jurisprudence du Conseil d’Etat et ainsi que la Cour de cassation a eu l’occasion de le rappeler dans un arrêt de la chambre sociale du 19 mars 2013 rendu à propos d’une caisse primaire d’assurance maladie : « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé ».
Par ailleurs, il relève que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a admis que la volonté d’un employeur d’afficher une neutralité politique, philosophique ou religieuse dans les relations entre son entreprise et ses clients, tant publics que privés, constitue un objectif légitime permettant de limiter la liberté d’expression de leurs opinions par ses salariés sans méconnaître les objectifs de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, dès lors que la mesure est proportionnée à cet objectif et appliquée à l’égard de tous les salariés (CJUE, arrêt de grande chambre du 14 mars n° 2017 C-157/15). De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a, dans un arrêt du 26 novembre 2015, Ebrahimian c/ France, jugé que l’interdiction du port de tout signe religieux par un agent public, assistante sociale employée par le centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, constitue une ingérence proportionnée au but poursuivi qui est le respect des principes de laïcité et de neutralité des services publics, et ne constitue pas une violation de l’article 9 de la convention.
13. Le Conseil d’Etat observe qu’au-delà du simple rappel de principes qui s’imposent donc déjà, le projet du Gouvernement a pour objet d’en mieux garantir le respect lorsque l’exécution d’une mission de service public est confiée à une entreprise privée ou à un organisme de droit public employant des salariés soumis au droit du travail. Compte tenu des manquements à ces principes régulièrement constatés, cités dans l’étude d’impact, il admet l’utilité de ces dispositions et s’efforce de renforcer leur effectivité.
Le projet énonce, en premier lieu, que ces principes s’appliquent à tout organisme de droit public ou de droit privé auquel la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public, reprenant ainsi le critère dégagé par la jurisprudence. Il précise les obligations qui en résultent pour cet organisme, tant à l’égard de ses salariés ou des personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction qu’à l’égard de toute autre personne à laquelle cet organisme confie pour partie l’exécution du service public.
Le projet du Gouvernement énonce, en deuxième lieu, que ces principes s’appliquent également à tout titulaire d’un contrat de la commande publique, concession ou marché public, qui a pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’une mission de service public. Il impose en outre au contrat de rappeler ces obligations et de prévoir des modalités de sanction.
Dans la version qu’il adopte, le Conseil d’Etat suggère d’adapter la rédaction de ces dispositions afin de s’inspirer davantage des obligations qui pèsent sur les agents publics en application de l’article 25 de la loi du 13 juillet 1983. Il recommande de les compléter pour mieux faire apparaître les mesures qu’il appartient à l’organisme désigné directement par loi ou au titulaire du contrat de mettre en place afin d’assurer le respect de ces obligations et de pouvoir identifier et faire cesser tout manquement. Dans les deux cas, un mécanisme de contrôle et de sanction est en outre prévu.
14. Le Conseil d’Etat constate que si le champ d’application de ces deux séries de dispositions est extrêmement large, il ne s’étend cependant pas à toute entité chargée d’une mission de service public. Il prend note de ce que le champ ainsi retenu vise à ne pas remettre en cause des restrictions à l’application du principe de laïcité du service public aujourd’hui admises par des lois, telles que les dispositions du code de l’éducation relatives aux établissements d’enseignement privé ou celles du code de la santé publique relatives aux établissements de santé privés d’intérêt collectif, ou par la jurisprudence. Le Gouvernement entend par ailleurs éviter de créer, par un énoncé trop général, une situation d’incertitude juridique pour les divers organismes, notamment associatifs, participant à des missions d’intérêt général sans que la loi, le règlement ou le contrat qui leur confie cette mission ne l’aient eux-mêmes qualifiée de service public. Le Conseil d’Etat admet ce choix mais recommande cependant au Gouvernement d’améliorer et de préciser l’étude d’impact pour qu’elle explique plus concrètement ce champ d’application.
15. S’agissant des dispositions du projet de loi relatives aux titulaires d’un contrat de la commande publique, le Conseil d’Etat souligne qu’elles n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet d’écarter un candidat à la passation d’un tel contrat au seul motif qu’il s’agirait d’un organisme, association ou autre, se réclamant d’un courant de pensée ou d’inspiration confessionnelle.
16. Enfin, le Conseil d’Etat estime nécessaires les précisions apportées par le projet de loi sur l’entrée en vigueur de celles des dispositions relatives aux contrats de la commande publique qui impliquent d’inclure des clauses dans ceux de ces contrats ayant pour objet de confier au cocontractant l’exécution d’une mission de service public. Il considère qu’en prévoyant leur application aux contrats en cours et à ceux pour lesquels une consultation est engagée ou un avis de publicité est envoyé à la publication à la date de publication de la loi, sauf si leur terme doit intervenir dans moins de trente-six mois à compter de cette date, avec un délai de mise en conformité de vingt-quatre mois, ces dispositions permettent, sans atteinte excessive à la liberté contractuelle, de ne pas trop différer l’entrée en vigueur de cette mesure, certains contrats pouvant être conclus pour une période longue.
Contrôle du représentant de l’Etat sur le respect par les services publics locaux du principe de neutralité et de l’engagement républicain
17. Le projet de loi crée deux nouveaux articles dans le code général des collectivités territoriales (CGCT) qui, de façon complémentaire et articulée, renforcent le contrôle de légalité du représentant de l’Etat sur deux catégories particulières d’actes d’une collectivité territoriale, d’un groupement de collectivités territoriales ou d’un établissement public local :
– les actes de nature à porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics,
– les actes qui méconnaissent l’obligation de refuser ou de retirer une subvention à une association du fait de l’incompatibilité du fonctionnement de celle-ci avec l’engagement républicain mentionné aux deuxième et troisième alinéas de l’article 10-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations (point 20).
L’article L. 1410-0-1 nouveau permet au représentant de l’Etat d’assortir son recours d’une demande de suspension. La décision cesse alors de produire ses effets jusqu’à ce que le tribunal administratif ait statué sur cette demande. Si au terme d’un délai de trente jours le juge des référés n’a pas statué, l’acte redevient exécutoire.
L’article L. 1410-0-2 nouveau permet au représentant de l’Etat de se substituer – aux frais de celle-ci – à la collectivité qui n’a pas pris les mesures d’exécution prescrites par la juridiction administrative pour faire cesser l’atteinte au principe de neutralité du service ou pour refuser ou retirer la subvention.
18. Corollaire des principes constitutionnels de laïcité et d’égalité, la neutralité du service public, qu’elle soit politique, philosophique ou religieuse, est un principe fondamental qui régit son organisation et son fonctionnement.
Les actes qui portent gravement atteinte au principe de neutralité des services publics entrent, par nature, parmi les dysfonctionnements du service public les plus graves. Dans un contexte qui nécessite d’apporter la plus grande attention aux atteintes portées à ces principes, particulièrement lorsqu’elles affectent des services publics directement en rapport avec les usagers, notamment ceux qui sont régis par le code général des collectivités territoriales, tels que les équipements sportifs, les cantines, les bibliothèques, que ces atteintes soient le fait de décisions règlementaires ou individuelles, le Conseil d’Etat souscrit à l’objectif de rendre plus rapides les procédures destinées à faire cesser de tels manquements.
19. Le Conseil d’Etat considère toutefois que les dispositions du projet créant un déféré suspensif nouveau assorti de la reconnaissance d’un pouvoir de substitution du préfet modifient de façon excessive l’équilibre du contrôle administratif et du respect des lois par les collectivités territoriales.
En outre, si l’article L. 2131-6 du CGCT prévoit déjà la suspension de l’exécution de l’acte du seul fait de la demande du préfet, c’est dans des domaines clairement délimités : urbanisme, délégations de service public, marchés publics. Il n’en est pas de même pour la disposition du projet, l’appréciation relative à l’existence d’actes qui portent gravement atteinte au principe de neutralité des services publics pouvant s’avérer délicate. Le Conseil d’Etat recommande que cette appréciation relève du juge plutôt que de l’auteur du déféré, dès lors qu’il en résulte la suspension du caractère exécutoire d’un acte d’une collectivité territoriale.
Pour donner un caractère mieux proportionné et adapté au contrôle du représentant de l’Etat sur ces actes des collectivités territoriales, tout en lui assurant l’efficacité nécessaire pour répondre à l’objectif poursuivi, le Conseil d’Etat ne retient pas les mesures du projet mais complète et propose de modifier les dispositions du cinquième alinéa des articles L. 2131-6 et L. 4142-1 et du sixième alinéa de l’article L. 3132-1.
Ces dispositions, respectivement applicables aux communes, aux régions et aux départements, sont relatives au déféré « accéléré » : lorsque l’acte attaqué est de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle le juge statue dans les quarante-huit heures. Le Conseil d’Etat propose d’étendre ces dispositions aux décisions de nature à porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics. Il souligne que même sans texte le juge peut ordonner toute mesure nécessaire y compris une injonction sous astreinte (CE, 7 octobre 2009, Commune du Plessis-Pate, n° 325829). Il signale qu’il y aura lieu d’inclure également ces dispositions nouvelles dans la Section 1 : La suspension sur déféré du chapitre IV du Titre V du livre V du code de justice administrative.
En revanche, le Conseil d’Etat ne propose pas d’inclure dans cette modification des dispositions relatives au « déféré accéléré » les actes qui méconnaissent l’obligation de refuser ou de retirer la subvention prévue aux deuxième et troisième alinéas de l’article 10-1 de la loi du 12 avril 2000. Elles ne sont pas de la même gravité et, en raison du nombre plus grand de parties susceptibles d’être en cause, elles se prêtent mieux à la demande de suspension du préfet sur laquelle il est statué dans le délai d’un mois en application des articles L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1.
Le Conseil d’Etat souligne enfin que l’adaptation des procédures de contrôle pour permettre d’assurer pleinement le respect du principe de neutralité des services publics ne devrait pas se limiter aux collectivités territoriales.
De tels manquements sont tout autant susceptibles d’affecter des services de l’Etat et de ses établissements publics, des organismes de sécurité sociale ou ses établissements publics hospitaliers. Les autorités hiérarchiques compétentes de l’Etat et de ces services publics doivent donc être en mesure de prendre les mesures propres à faire cesser sans délai ces manquements lorsqu’ils se produisent au sein de leurs propres services, au besoin en mettant en place des procédures nouvelles de contrôle.
DISPOSITIONS RELATIVES AUX ASSOCIATIONS
Subventions et engagement républicain
20. Le projet de loi renforce dans la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations l’encadrement des subventions aux associations de l’Etat, des collectivités territoriales et des organismes chargés de la gestion d’un service public industriel et commercial. A cette fin, il crée un « contrat d’engagement républicain » que les associations subventionnées doivent signer et dans lequel elles s’engagent « à respecter des principes et valeurs de la République, en particulier le respect de la dignité de la personne humaine, le principe d’égalité notamment entre les femmes et les hommes, le principe de fraternité et le rejet de la haine ainsi que la sauvegarde de l’ordre public ».
Suivant une jurisprudence constante, les collectivités publiques ne peuvent légalement subventionner que des activités présentant un intérêt public. Cette condition n’est pas remplie si l’action de l’association est incompatible avec des principes fondamentaux de l’ordre juridique ou même des valeurs essentielles de la société, tels que ceux que le contrat d’engagement républicain a pour objet de rappeler.
Le contexte général qui inspire le projet de loi, le développement des phénomènes de repli communautaire qu’il a pour objet de prévenir, l’importance des dépenses publiques consacrées aux subventions, mais aussi la contribution qu’apportent ces subventions au fonctionnement des associations qui jouent un rôle utile dans la vie démocratique et sociale, justifient aux yeux du Conseil d’Etat la nature de cet encadrement.
Dès lors que ces dispositions s’appliquent aux collectivités territoriales, le recours à la loi s’impose, en application de l’article 34 de la Constitution.
L’obligation créée par le projet, pour la personne qui attribue la subvention, de la refuser ou de la retirer si l’objet ou le fonctionnement de l’association sont incompatibles avec le contrat d’engagement républicain, modifie le droit en vigueur aujourd’hui caractérisé par un pouvoir largement discrétionnaire de l’autorité compétente. Cette obligation nouvelle parait adaptée à l’objectif poursuivi.
Ces dispositions ont leur place dans la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 qui détermine les règles générales s’appliquant à toutes les subventions versées à des associations par des services publics.
21. Le dispositif retenu appelle les observations suivantes de la part du Conseil d’Etat.
En premier lieu, le Conseil d’Etat propose de retenir les termes d’« engagement républicain » à la place de « contrat d’engagement républicain », celui-ci n’ayant pas la nature d’un vrai contrat.
En deuxième lieu, il considère que les dispositions du projet ne méconnaissent pas le principe de la libre administration des collectivités territoriales dont il appartient au législateur de fixer les conditions et pour l’énoncé desquelles il dispose d’une marge d’appréciation. Il estime qu’elles n’affectent pas davantage la liberté d’association.
En troisième lieu, la mesure s’applique aussi aux subventions versées par les organismes chargés de la gestion des services publics industriels et commerciaux, ce qui s’explique par l’inclusion de ceux-ci dans le champ des règles de la loi du 12 avril 2000 applicables aux subventions aux associations. Si cette inclusion se justifie, s’agissant d’organismes qui, bien qu’ayant une activité industrielle et commerciale et une forte autonomie, sont soumis aux principes fondamentaux du service public, il y a lieu de souligner que son application peut s’avérer délicate dans le cas des entreprises ayant pour partie seulement une activité de service public.
Le Conseil d’Etat considère que, sauf à les exposer au risque d’atteinte au principe de la liberté d’entreprendre, les dispositions du projet doivent être interprétées comme se limitant aux subventions versées par un organisme chargé de la gestion d’un service public industriel et commercial à des associations au titre des activités de service public de ces organismes. Pour que le projet conduise mieux à cette interprétation, il ajoute dans l’article 10-1 la précision selon laquelle les subventions régies par cet article sont les subventions au sens de l’article 9-1 de la présente loi, c’est-à-dire justifiées par un intérêt général.
En quatrième lieu, le Conseil d’Etat veille tout particulièrement, dans la version du texte qu’il adopte, à ce que les obligations générales énoncées dans la loi soient suffisamment précises pour ne pas être exposées au grief d’incompétence négative, et claires au regard des exigences d’intelligibilité de la loi. Le Conseil d’Etat admet à cet égard qu’une liste de principes puisse être énoncée. Il estime préférable que l’énumération de ces principes dans la loi ait un caractère limitatif et que le décret en Conseil d’Etat qui est prévu ait pour objet non d’ajouter d’autres principes, comme le prévoit le projet, mais seulement de préciser les modalités d’application de la loi.
S’agissant des expressions retenues, le Conseil d’Etat relève que celle de « principes de la République » est juridiquement définie puisqu’elle fait référence à des principes de droit interne, relevant du droit positif, quels que soient les termes dans lesquels ils sont reconnus ou consacrés par les textes ou la jurisprudence. Mais il observe que ces principes, nombreux, ne sont pas tous susceptibles d’être retenus dans le cadre de l’engagement républicain. Ainsi en va-t-il par exemple du principe de laïcité qui ne s’impose qu’aux agents publics.
L’expression « valeurs de la République » – mentionnée dans plusieurs textes de loi, à propos de l’accès à la citoyenneté, de la connaissance de la France par l’étranger souhaitant s’y installer durablement, ou de la mission générale de l’école, et d’un emploi bien adapté dans ces contextes – n’en a pas moins un contenu et une portée qui paraissent trop incertains pour qu’il soit exigé des associations qu’elles les respectent. Aussi, le Conseil d’Etat suggère-t-il de supprimer sa mention dans le projet, celle des « principes » étant suffisante pour répondre aux objectifs poursuivis.
Le Conseil d’Etat souscrit à la mention dans la loi des principes suivants : respect de la dignité de la personne humaine, principe d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, principe de fraternité et sauvegarde de l’ordre public.
Il suggère toutefois de rajouter le principe de « liberté » qui figure dans la devise de la République et dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il suggère aussi de ne pas retenir le « rejet de la haine », en tout état de cause compris dans « la fraternité ».
S’agissant du renvoi à un décret en Conseil d’Etat pour déterminer le contenu de l’engagement républicain, le Conseil d’Etat propose de supprimer la mention « dans le respect de la liberté d’association et de la liberté d’expression garanties par la Constitution », qui s’impose à l’évidence sans que le législateur ait besoin, s’agissant de normes supérieures qui contraignent son action, de le rappeler.
22. L’article 25-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 est relatif aux associations agréées, auxquelles il donne un tronc commun. Celles-ci sont, pour leur agrément, régies par des textes législatifs ou règlementaires différents propres à leur domaine d’activité.
Le projet de loi ajoute aux trois conditions fixées dans ce tronc commun – répondre à un objet d’intérêt général, présenter un mode de fonctionnement démocratique et respecter des règles de nature à garantir la transparence financière – le respect de l’engagement républicain crée par le projet.
Le Conseil d’Etat constate que cette exigence nouvelle est justifiée par le rôle particulier des associations agréées qui, au nombre de 300 000 environ, se voient reconnaître certaines prérogatives par les lois et règlements.
Il souligne que les dispositions particulières relatives aux agréments pourront, au besoin, au moins par décret en Conseil d’Etat, adapter le contenu de ce contrat pour tenir compte de l’objet et du domaine de l’agrément.
Dans un souci de simplification administrative, il suggère de prévoir dans l’article 10-1 nouveau de la loi du 12 avril 2001 que l’association agrée qui sollicite une subvention auprès d’une autorité administrative ou d’un organisme chargé de la gestion d’un service public industriel et commercial est dispensée de signer l’engagement républicain à l’occasion de cette demande, dès lors qu’elle justifie avoir signé un tel engagement en application de l’article 25-1.
Dispositions relatives aux associations et fédérations sportives
23. Le projet de loi apporte plusieurs modifications au code du sport, relatives aux associations agréées et aux fédérations sportives.
Les premières portent sur le contrôle de l’Etat sur les fédérations sportives.
Le Conseil d’Etat n’émet pas d’objection au remplacement du mot « tutelle » par le mot « contrôle ».
Il souligne toutefois que, si cette modification est par elle-même sans incidence sur le contrôle qu’exerce l’Etat sur les fédérations agréées, un renforcement de ce contrôle sera rendu nécessaire par les dispositions du projet de loi qui :
– mettent des obligations nouvelles à la charge des fédérations, au travers de l’’engagement républicain (point 20 de l’avis),
– remplacent l’agrément à durée indéterminé des fédérations sportives par un agrément d’une durée de huit ans renouvelable,
– subordonnent la reconnaissance d’une délégation de l’Etat à une fédération à la conclusion d’un contrat de délégation avec l’Etat,
– donnent compétence au ministre chargé des sports pour fixer les orientations d’une stratégie nationale visant à promouvoir les principes et objectifs de l’engagement républicain, que les fédérations délégataires devront préciser et mettre en œuvre.
Les autres modifications du code du sport visent à adapter aux associations sportives agréées et aux fédérations sportives les mesures résultant de l’engagement républicain.
Comme d’autres domaines de la vie sociale, le sport est affecté par des phénomènes de repli communautaire, de prosélytisme religieux et de radicalisation, ainsi que cela résulte de plusieurs rapports parlementaires récents. Comme le Conseil d’Etat l’avait souligné dans son étude de 2019, « Le sport : quelle politique publique ? » : ces phénomènes sont étrangers aux valeurs fondamentales du sport « … le sport constitue un fait social complet, qui ouvre sur l’ensemble des questions de la société contemporaine, telles que l’égalité des sexes, la laïcité, l’intégration, le vivre-ensemble… », « … il peut agir comme un facteur de cohésion nationale. En cela, il entretient un rapport direct avec la citoyenneté. ».
Aussi, le Conseil d’Etat ne peut-il que rejoindre l’objectif du projet de loi visant à conforter et à faire progresser l’adhésion aux principes de l’engagement républicain dans le sport, en complément des autres actions devant être conduites par les pouvoirs publics pour prévenir et combattre ces phénomènes, comme l’avait recommandé le Conseil d’Etat dans la même étude.
S’agissant des associations sportives agréées, y compris lorsque leur agrément résulte d’une affiliation à une fédération agréée, le projet prévoit que l’engagement républicain qu’elles sont tenues de signer en application du 4° de l’article 25-1 de la loi du 12 avril 2000 (point 22 de l’avis) comporte, en outre, l’engagement de veiller à la protection de l’intégrité physique et morale des personnes, en particulier des mineurs, dans des conditions déterminées par décret en Conseil d’Etat.
Le Conseil d’Etat estime que l’objectif supplémentaire ainsi assigné par l’engagement républicain aux associations agréées et l’obligation pour l’autorité administrative de retirer l’agrément en cas de méconnaissance de l’engagement sont utiles et adaptés au rôle des associations agréées dans la pratique du sport.
En deuxième lieu, pour les fédérations sportives agréées, l’engagement républicain comporte également, dans des conditions déterminées par décret en Conseil d’Etat, l’engagement :
– comme pour les associations sportives agréées, de veiller à la protection de l’intégrité physique et morale des personnes, en particulier des mineurs, dans des conditions déterminées par décret en Conseil d’Etat, ce qui inclut la prévention du dopage,
– et, en outre, de participer à la promotion et à la diffusion auprès des acteurs et publics de leur discipline sportive des principes énoncés dans l’engagement républicain.
Afin de mieux garantir l’effectivité de ces engagements le projet prévoit que leur méconnaissance entraîne le retrait de l’agrément de la fédération.
Le Conseil d’Etat souligne que ces règles nouvelles, qui s’appliqueront également aux fédérations sportives délégataires du fait qu’elles sont elles-mêmes agréées, confient aux fédérations sportives une responsabilité nouvelle importante et nécessaire dans le contexte évoqué plus haut.
S’agissant des fédérations sportives délégataires, le projet de loi prévoit que celles-ci, le cas échéant en coordination avec les ligues professionnelles qu’elles ont créées, et dans le cadre des orientations fixées par le ministre chargé des sports, élaborent une stratégie nationale visant à promouvoir les principes et objectifs de l’engagement républicain. Le Conseil d’Etat estime que cette mesure est utile et correspond à la mission particulière que le Gouvernement confie à ces fédérations.
En outre, eu égard au développement des phénomènes relevés plus haut, le Conseil d’Etat estime que le contrat de délégation de l’Etat à une fédération créé par le projet de loi pour les fédérations délégataires pourrait utilement comporter un engagement selon lequel la fédération assure la promotion et la plus large diffusion des valeurs et principes qui inspirent le 2 de l’article 50 de la charte olympique qui stipule que : « Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou emplacement olympique ».
Enfin, le Conseil d’Etat propose de supprimer les dispositions du projet qui inscrivent dans la loi les motifs de retrait d’agrément des associations et fédérations sportives agréées qui figurent aujourd’hui dans des dispositions règlementaires du code du sport, faute de justification au regard de l’article 34 de la Constitution qui détermine le domaine de la loi.
Dissolution administrative des associations et groupements de fait
24. Le projet de loi modifie l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) relatif aux conditions de dissolution administrative des associations et groupement de fait afin, d’une part, d’actualiser la rédaction de certains motifs de dissolution « dont le caractère obsolète ou complexe est source de difficultés d’application » selon l’exposé des motifs, d’autre part de compléter et préciser certains des motifs légaux existants, enfin d’ajouter de nouveaux motifs de dissolution dans le but d’adapter la législation aux agissements contemporains des associations et groupements de fait concernés, comme le législateur l’a fait depuis 1936 pour faire échec à de nouveaux dangers et notamment aujourd’hui, selon l’étude d’impact, ceux liés aux agissements de l’islam radical.
25. Le Conseil d’Etat rappelle, en premier lieu, que les décrets par lesquels le Président de la République prononçait la dissolution d’une association sur le fondement de la loi 12 janvier 1936, et la prononce aujourd’hui en application de l’article L. 212-1 du CSI, sont des mesures de police administrative spéciale prises dans le but de donner aux pouvoirs publics le pouvoir de rétablir ou de maintenir l’ordre public. Il en résulte notamment que la dissolution ne peut être justifiée que par la nécessité de sauvegarder l’ordre public et doit répondre à un triple impératif de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité. Ces mesures sont placées sous le contrôle du juge administratif, statuant notamment en référé.
Le Conseil d’Etat rappelle, en second lieu, que les dispositions actuelles de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne méconnaissent par elles-mêmes ni les stipulations de l’article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantissant le droit d’association dont la Cour européenne des droits de l’homme a récemment jugé qu’elle ne peuvent conduire à l’abus de liberté d’association en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention. (CEDH, 8 octobre 2020, Ayoub et autres c. France, n° 77400/14, 34532/15, 34550/15), ni la liberté d’association (CE, 30 juillet 2014 n° 370306 Association « Envie de rêver » et M. Kevin Couette).
Actualisation de certains motifs de dissolution
26. Le projet modifie le 1° de l’article L. 212-1 du CSI en remplaçant la mention des organisations ou groupement de fait qui provoquent à des « manifestations armées dans la rue » par celle, plus large et englobant la précédente, des associations et groupement qui provoquent « des agissements violents contre les personnes ou les biens ». Le Conseil d’Etat estime que cette actualisation d’un motif historiquement lié à la vocation anti ligues de la loi du 12 janvier 1936 est nécessaire pour lutter contre des formes inédites et graves de violences répétées ou récurrentes commises en dehors de la voie publique, dans des lieux privés ou ouverts au public.
Au 3° du même article, qui permet la dissolution des associations et groupements de fait « qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement », le Conseil d’Etat propose de remplacer les mots « qui ont pour but » par « dont l’objet ou l’action tend ». Cette modification consacre dans la loi une solution résultant de la jurisprudence, qui considère que, pour l’application de l’article L. 212-1 du CSI, il y a lieu non de se référer au seul objet social affiché par l’association mais de prendre en considération son activité réelle.
Le projet de loi complète le 6° de l’article L. 212-1 du CSI qui permet, à la suite de la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, de prononcer la dissolution des associations qui provoqueent à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales ou religieuses par la mention des discriminations tenant au « sexe ou à l’orientation sexuelle » et à « l’identité de genre ». Ces motifs qui sont le miroir de dispositions pénales apparaissent au Conseil d’Etat nécessaires notamment dans la mesure où les messages diffusés sur les réseaux sociaux par les associations susceptibles de relever du 6° s’accompagnent souvent de considérations dégradantes à l’égard des femmes et des personnes homosexuelles. Par ailleurs, à la mention des associations qui « provoquent » à la discrimination, il est proposé d’ajouter celles des associations qui y « incitent » ou y « contribuent par leurs agissements », formule qui paraît préférable au terme « facilitent » figurant dans le projet de loi, qui est trop large.
Nouveaux motifs légaux de dissolution
27. Le projet de loi ajoute deux motifs légaux de dissolution visant les associations qui, d’une part, « incitent » ou dont les « agissements portent atteinte » à la dignité de la personne humaine et, d’autre part, celles qui « exercent des pressions psychologiques ou physiques sur des personnes dans le but d’obtenir des actes ou des absentions qui leur sont gravement préjudiciables ».
28. Le Conseil d’Etat rappelle que la dignité de la personne humaine est un principe supérieur intangible et absolu consacré par les textes constitutionnels et conventionnels. L’atteinte à ce principe permet à l’autorité administrative, en cas de trouble suffisamment grave et caractérisé, de restreindre l’exercice de certaines libertés (CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727).
Le Conseil d’Etat observe cependant que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine est un principe qui revêt des dimensions multiples. Il encadre les choix du législateur notamment en matière éthique, de lutte contre l’exclusion sociale, de condition de détention des détenus ou encore de lutte contre la prostitution. Des débats publics récents, notamment en matière éthique, illustrent le fait qu’il s’agit d’un principe qui revêt une dimension morale qui peut faire l’objet d’interprétations antagonistes.
La protection constitutionnelle de la liberté d’association exige que la dissolution administrative d’une association ou d’un groupement de fait dont les effets sont immédiats et définitifs ne puisse reposer que sur des motifs d’ordre public précisément et restrictivement délimités. Le Conseil d’Etat observe que les motifs de dissolution énoncés dans l’article L. 212-1 se rapportent tous à la protection de l’ordre public matériel qui peut être objectivement appréhendée. Il estime qu’il n’en va pas de même du principe de sauvegarde de dignité de la personne humaine qui peut poser de très délicates questions d’appréciation. Il relève, par ailleurs, que les agissements contre lesquels le Gouvernement entend lutter en retenant ce motif de dissolution sont susceptibles de relever des dispositions de l’article L. 212-1 dans leur rédaction complétée et précisée par le projet de loi.
En raison du risque sérieux de méconnaissance de la liberté d’association. le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir l’atteinte à la dignité de la personne humaine comme motif pouvant fonder légalement la dissolution administrative des associations ou groupement de fait.
29. Le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir davantage le motif autorisant la dissolution d’associations et de groupements de fait qui exercent des pressions psychologiques ou physiques sur des personnes dans le but d’obtenir des actes ou des abstentions qui leur sont préjudiciables Il relève d’abord que l’étude d’impact ne donne pas d’indication sur les situations qu’il s’agit de combattre. Il estime ensuite que si cette disposition entend viser les sectes ou les mouvements qui s’y apparentent, les conditions de leur éventuelle dissolution administrative appelle une réflexion préalable dans la mesure où peuvent être affectées les libertés de culte et de conscience. Il relève enfin que les dispositions de l’article 1er de la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 permettent déjà de prononcer par voie judiciaire, à la demande du ministère public agissant d’office ou sur requête de tout intéressé, la dissolution de toute personne morale qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir, ou d’exploiter la sujétions psychologie des personnes qui participent à ces activités lorsque ont été prononcées, contre la personne morale elle-même ou ses dirigeants de droit ou de fait, des condamnations pénales définitives.
Dissolution d’associations et de groupement de fait à raison des agissements de leurs membres
30. Le projet de loi crée dans le code de la sécurité intérieure de nouvelles dispositions permettant d’imputer à une association, pour prononcer sa dissolution, les agissements de ses membres, directement liés à ses activités, qui entrent dans le champ de l’article L. 212-1 du CSI, dès lors que ses dirigeants, alors qu’ils avaient connaissance des agissements en cause, se sont abstenus de les faire cesser. Le Conseil d’Etat suggère de préciser dans le projet que sont imputables à l’association ou au groupement de fait soit les agissements des membres qui se prévalent de leur appartenance à cette association, soit ceux qui sont directement liés à son activité. Ainsi précisées, ces dispositions qui s’inspirent, d’une part, de la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 30 juillet 2014 n° 370306 Association « Envie de rêver » ; ordonnance du 25 novembre 2020 n°s 445774, 445984 Association Barakacity) et, d’autre part, des dispositions permettant sur le fondement de l’article L. 332-18 du code du sport et pour des motifs voisins de ceux mentionnés au 6° de l’article L. 212-1 du CSI de prononcer la dissolution ou la suspension d’associations ou groupement de fait à raison des agissements de leurs membres (avis du 29 octobre 2007, Société sportive professionnelle « Losc Lille Métropole » ; 25 juillet 2008, Association nouvelle « Boulogne Boys », n° 315723). Ces dispositions n’appellent pas d’objection du Conseil d’Etat.
Suspension d’associations et de groupements de fait
31. Le projet de loi insère dans le code de la sécurité intérieure des dispositions prévoyant, en cas d’urgence, la possibilité pour le ministre de l’intérieur de prononcer la suspension des associations « qui peuvent faire » l’objet d’une procédure de dissolution sur le fondement de l’article L. 212-1 du CSI. Cette suspension, prononcée pour une durée maximale de trois mois, s’inspire de celle organisée par les dispositions de l’article L. 332-18 du code du sport.
Afin d’assurer une conciliation équilibrée entre la sauvegarde de l’ordre public et la liberté d’association, le Conseil d’Etat propose que la suspension ne puisse être prononcée qu’à l’encontre des associations ou groupements de fait « qui font l’objet » d’une telle procédure, dans l’attente d’une éventuelle décision de dissolution. Le Conseil d’Etat précise par ailleurs que la suspension peut concerner « tout ou partie » des activités de l’association. Prononcée dans ce cadre à titre conservatoire et dans une dynamique de réponse graduée, la mesure, qui ne pourra excéder une durée de trois mois, permettra de répondre de façon proportionnée à la nécessité de sauvegarder l’ordre public compte tenu de l’urgence et de la gravité des troubles considérés et de mener l’instruction du dossier de dissolution tout en ménageant la possibilité d’un dialogue entre l’administration et l’association dont la personnalité juridique est maintenue.
DISPOSITIONS RELATIVES AUX FONDS DE DOTATION, A CERTAINES EXEMPTIONS FISCALES ET A TRACFIN
Contrôle par le préfet de l’activité des fonds de dotation
32. Les fonds de dotation sont un outil de financement du mécénat créé par l’article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (LME), dont les caractéristiques s’inspirent à la fois de celles des associations régies par la loi du 1er juillet 1901 et de celles des fondations. Faisant valoir que la souplesse de création et de fonctionnement des fonds de dotation, alliée au bénéfice de certains des avantages fiscaux qui s’attachent au régime du mécénat, peut être dévoyée à des fins contraires à l’intérêt général, ou peut permettre en pratique de contourner l’interdiction du bénéfice d’avantages fiscaux pour la poursuite d’activités cultuelles ou à but lucratif, le Gouvernement souhaite étendre les possibilités dont dispose le préfet du département du siège d’un fonds de dotation pour suspendre l’activité de celui-ci.
33. A cette fin, il est prévu que la décision de suspension motivée prise par le préfet, après mise en demeure et avec publication au Journal officiel, puisse intervenir en cas de défaut de transmission de davantage de documents retraçant l’activité du fonds, puisse courir sur une durée plus longue allant jusqu’à dix-huit mois, et puisse résulter de causes plus nombreuses, portant à la fois sur des dysfonctionnements dans la réalisation de l’objet du fonds de dotation, sur cet objet lui-même ainsi que sur les activités poursuivies.
34. Le Conseil d’Etat prend acte de la volonté du Gouvernement de ne pas bouleverser l’économie générale du dispositif des fonds de dotation, caractérisé par sa souplesse, et en particulier de ne pas substituer au régime déclaratif actuel un régime d’autorisation préalable. S’agissant toutefois de l’objet statutaire d’un fonds, il note que cet objet est encadré depuis l’origine par les dispositions du I de l’article 140 de la LME, en contrepartie des avantages fiscaux accordés. Dès lors que le Gouvernement souhaite donner au préfet, à tout moment de la vie du fonds, la possibilité de contrôler le respect de ce cadre, le Conseil d’Etat l’invite à étoffer la rédaction du début du VII de l’article 140 de la LME pour mieux asseoir juridiquement cette possibilité de contrôle : il sera ainsi explicite que le préfet pourra suspendre l’activité d’un fonds de dotation s’il constate que l’objet statutaire du fonds ne respecte pas le cadre général posé par le I de l’article 140 de la loi LME.
Le Conseil d’Etat considère en définitive que, ainsi rédigée, cette extension mesurée des pouvoirs de sanction administrative du représentant de l’Etat est proportionnée à l’objectif poursuivi et ne méconnaît aucune règle ni aucun principe s’imposant au législateur.
Contrôle par l’administration fiscale des réductions d’impôt attachées aux dons et versements à des organismes sans but lucratif
35. Les associations, mais aussi les fondations, les fonds de dotation et certains établissements publics, regroupés par convention sous l’appellation d’organismes sans but lucratif, sont éligibles, à des degrés divers en fonction de leur forme juridique et des activités qu’ils poursuivent, à diverses réductions d’impôt, en ce sens que les dons qu’ils reçoivent de particuliers ou d’entreprises ouvrent droit, pour ces donateurs, à ces avantages fiscaux. Ces réductions d’impôt obéissent aux conditions et modalités prévues au code général des impôts (CGI), respectivement à l’article 200 (pour l’impôt sur le revenu), à l’article 238 bis (pour l’impôt sur les sociétés) et à l’article 978 (pour l’impôt sur la fortune immobilière). Sans rien changer aux conditions d’éligibilité à ces divers avantages, le projet de loi entend mieux connaître les différentes composantes de cette dépense fiscale, qui représentait globalement 2,3 milliards d’euros de moindres recettes au titre de l’année 2018, afin de mieux la contrôler.
36. Telle que la comprend le Conseil d’État, la volonté du Gouvernement est de combler les lacunes du dispositif existant de contrôle du bien-fondé de la dépense fiscale liée à ce régime du mécénat, pour atteindre un état du droit dans lequel :
– tout don ou versement émanant de particuliers ou d’entreprises, éligible au régime du mécénat prévu aux articles 200, 238 bis ou 978 du code général des impôts, donne lieu à la délivrance d’un reçu, trace conservée par le donataire et par le donateur pendant une durée qui couvre le délai de reprise dont dispose l’administration fiscale ;
– l’administration fiscale peut contrôler systématiquement le bien-fondé de la délivrance d’un tel reçu par l’organisme sans but lucratif concerné, et sanctionner les manquements intentionnels à cet égard, dans le respect des garanties bénéficiant à l’organisme vérifié ;
– les infractions graves ayant donné lieu à une condamnation définitive, par le juge pénal, d’une personne morale éligible au régime fiscal du mécénat, entraînent la suspension du bénéfice de ce régime.
37. Le premier de ces trois points se traduit par l’extension aux entreprises de la règle, déjà applicable aux particuliers, selon laquelle le bénéfice de la réduction d’impôt est subordonné à la production d’un reçu du donataire en cas de contrôle de l’administration fiscale, ainsi que par l’obligation faite à tout organisme sans but lucratif bénéficiaire de dons de transmettre annuellement à l’administration fiscale le montant global des dons perçus et des reçus délivrés. Le Conseil d’Etat est d’avis que le projet de loi crée à cet égard des obligations à la fois mesurées et nécessaires, d’ailleurs recommandées à plusieurs reprises par la Cour des comptes dans ses rapports sur les dépenses fiscales liées au mécénat. Il invite par ailleurs le Gouvernement à préciser le calendrier d’entrée en vigueur de ces obligations nouvelles, de manière à ne pas faire peser sur les organismes sans but lucratif une contrainte excessive.
38. Le deuxième point prend la forme d’une extension notable de la portée de la procédure prévue à l’article L. 14 A du livre des procédures fiscales, jusqu’à présent limitée à un contrôle de concordance entre les montants figurant sur les reçus délivrés aux particuliers donateurs et les montants des dons perçus par l’organisme donataire.
Le Conseil d’Etat relève, d’une part, que ce contrôle nouveau portant sur le bien-fondé de l’éligibilité des dons et versements reçus aux réductions d’impôt attachées au régime fiscal du mécénat, rend d’autant plus nécessaire l’existence de garanties accordées à l’organisme vérifié dans le cadre de cette procédure de contrôle spécifique, garanties dont le principe est mentionné à l’article L. 14 A du livre des procédures fiscales mais dont la teneur figure dans un décret en Conseil d’Etat : notamment l’envoi préalable d’un avis de vérification circonstancié, la faculté pour l’organisme de se faire assister d’un conseil de son choix, l’envoi dans un délai encadré d’un document motivé rendant compte des résultats du contrôle et justifiant une éventuelle proposition de sanction, le débat contradictoire sur ce sujet, l’interdiction pour l’administration de procéder à un contrôle ultérieur du même type pour la même période. D’autre part, depuis que la procédure actuelle a pris effet au 1er janvier 2018, la sanction sur laquelle elle peut déboucher, c’est-à-dire la sanction des manquements intentionnels aux règles gouvernant les avantages fiscaux indûment accordés, qui consiste en l’amende prévue à l’article 1740 A du code général des impôts, a été alourdie par le législateur à compter du 1er janvier 2019, en vertu de l’article 203 de la loi de finances pour 2019.
Dans ces conditions, le Conseil d’Etat suggère − sans pour autant en faire une condition de la conformité du texte aux exigences constitutionnelles en matière de protection des droits de l’organisme contrôlé par l’administration fiscale − de faire figurer dans la partie législative du livre des procédures fiscales, plutôt que dans sa partie réglementaire comme c’est le cas à l’heure actuelle, les dispositions relatives aux garanties apportées à l’organisme vérifié dans le cadre de cette procédure de contrôle étendue.
39. Le troisième point se traduit par l’allongement de la liste, prévue au II de l’article 1378 octies du CGI, des infractions pénales pour lesquelles une condamnation judiciaire définitive, en tant que personne morale, d’un organisme sans but lucratif bénéficiant du régime fiscal du mécénat, emporte suspension des avantages fiscaux attachés aux dons qu’il reçoit, à titre de sanction complémentaire susceptible d’être levée au terme d’un délai de trois ans par l’autorité administrative, en l’occurrence le ministre chargé du budget, sur avis conforme de la Cour des comptes. Outre les condamnations définitives pour abus de confiance et d’escroquerie aggravée qui composent cette liste à l’heure actuelle, emporteraient la même suspension : les condamnations pour recel et pour blanchiment, les condamnations pour l’ensemble des infractions existantes en matière de terrorisme, ainsi que les condamnations pour les deux infractions créées par le projet de loi que sont la mise en danger de la vie d’autrui par la diffusion d’informations et l’usage de menaces ou de pressions à l’encontre d’un agent public en vue de se soustraire aux règles du service public.
Le Conseil d’Etat, analysant cette procédure de sanction non comme une peine automatique mais comme une constatation de la perte de capacité juridique de l’organisme condamné à prétendre faire publiquement appel à la générosité des donateurs en maniant l’argument incitatif de l’avantage fiscal correspondant, n’a pas d’objection de nature juridique à formuler à l’égard du projet du Gouvernement sur le fondement des principes fondamentaux régissant la matière répressive. Toutefois, à la lumière des mentions de l’étude d’impact selon lesquelles ces dispositions n’ont pas reçu d’application connue depuis leur entrée en vigueur il y a plus de dix ans, le Conseil d’Etat s’interroge sur l’effet utile d’une telle extension, dont la portée ne peut être que symbolique.
Renforcement des prérogatives du service TRACFIN en matière de blocage temporaire d’opérations financières
40. Le service à compétence nationale TRACFIN, chargé du renseignement et de l’action contre les circuits financiers clandestins, dispose depuis sa création d’un pouvoir d’opposition à l’exécution d’une opération financière lui ayant été signalée, par les professionnels légalement assujettis à l’obligation de le faire, comme susceptible de relever du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme. Actuellement, cette opposition prévue à l’article L. 561-24 du code monétaire et financier bloque l’opération pendant dix jours, délai mis à profit en pratique pour qu’une saisie pénale ordonnée par l’autorité judiciaire, alertée par le service, puisse être mise en œuvre.
L’efficacité ciblée de ce mécanisme est attestée, mais il a été récemment constaté que sa mise en œuvre pouvait être alourdie par la nécessité de renouveler le signalement, suivi de l’opposition, opération par opération, même quand ces opérations ne constituent en réalité que les composantes d’un unique transfert financier issu d’une même infraction. C’est pourquoi le projet de loi prévoit d’étendre le pouvoir d’opposition de TRACFIN à plusieurs opérations, par anticipation, en modifiant à cette fin l’article L. 561-24 du code monétaire et financier.
Le Conseil d’Etat estime qu’aucune considération juridique ne fait obstacle à une telle modification, à la condition toutefois que la rédaction des dispositions correspondantes fasse explicitement apparaître que cette possibilité nouvelle de suspension par anticipation, toujours pour une durée de dix jours, de toute opération, ne peut être mise en œuvre qu’à l’égard d’opérations liées entre elles, autrement dit dans la continuité d’un premier signalement effectué par une personne assujettie à l’obligation de déclaration ou d’information auprès de TRACFIN, et de non de manière autonome et spontanée par le service. Le Conseil d’Etat reprend ces modifications rédactionnelles dans la version du texte qu’il adopte.
DISPOSITIONS RELATIVES AUX DROITS DES PERSONNES
Renforcement de la protection des héritiers réservataires dans le cas d’une succession soumise à une loi étrangère
41. Le projet de loi rétablit un droit de prélèvement compensatoire au profit des enfants venant à une succession soumise, en application des règles de conflit de lois, à une loi étrangère qui ignore tout mécanisme réservataire protecteur de leurs droits. Il confère ainsi à la réserve héréditaire, institution très ancienne du droit successoral français, le caractère d’une règle d’ordre public international français.
42. Les successions ouvertes depuis le 17 août 2015 sont soumises au règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen. La loi applicable est, sauf disposition contraire, celle de l’Etat de la résidence habituelle du défunt ou, à titre exceptionnel, celle de l’Etat avec lequel le défunt présentait des liens manifestement plus étroits. Toutefois, une personne peut choisir comme loi régissant l’ensemble de sa succession, la loi de tout Etat dont elle possède la nationalité au moment où elle fait ce choix ou au moment de son décès.
43. Le droit de prélèvement compensatoire institué par le projet constitue une exception à l’application normale d’une règle de conflits de loi. Il s’applique lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne ou y réside et lorsque la loi étrangère applicable ne connaît aucun mécanisme réservataire protecteur des droits des enfants. Il n’est pas subordonné à l’existence d’une situation de précarité économique ou d’un besoin des enfants. Ceux-ci pourront prélever sur les biens situés en France une portion égale à celle dont ils auraient pu bénéficier grâce à la réserve héréditaire. Ainsi, si une personne ayant deux enfants lègue l’ensemble de son patrimoine à l’un des deux et si la loi étrangère ne prévoit aucune protection spécifique en faveur des enfants, l’enfant exhérédé pourra prélever sur les biens situés en France une part équivalente à celle qu’il aurait pu obtenir en application de la loi française.
44. En premier lieu, le Conseil d’Etat constate, d’une part, que l’article 35 du règlement (UE) n° 650/2012 permet d’écarter certaines dispositions d’une loi étrangère si leur application est manifestement incompatible avec l’ordre public de l’Etat membre concerné et, d’autre part, que la Cour de justice de l’Union européenne laisse aux autorités nationales compétentes une marge d’appréciation pour déterminer ce qui relève de leur ordre public dans les limites imposées par le traité (Cour de justice de l’Union européenne, arrêt C- 208/09 du 22 décembre 2010, Sayn-Wittgenstein, points 86 et 87).
Il relève, en second lieu, que le droit de prélèvement compensatoire est ouvert aux enfants sans condition de nationalité ou de résidence et n’est pas réservé aux héritiers français comme l’était l’ancien droit au prélèvement prévu à l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction qui a été censuré par le Conseil constitutionnel (Décision n°2011-159 QPC du 5 août 2011).
Pour ces motifs, le Conseil d’Etat considère que les dispositions proposées ne soulèvent pas de difficultés d’ordre constitutionnel et sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de l’article 35 du règlement (UE) n° 650/2012. Il propose de préciser que la résidence dans un Etat membre de l’Union européenne droit être habituelle, que le droit de prélèvement peut, à l’instar de l’action en réduction prévue à l’article 921 du code civil, être invoqué par les héritiers ou ayants cause de chaque enfant et qu’il ne peut s’exercer que sur les biens existants au jour du décès et dans la limite de ce que la réserve héréditaire aurait permis d’obtenir.
45. Le projet instaure également une obligation d’information individuelle à la charge du notaire au profit des héritiers dits réservataires. Le Conseil d’Etat suggère de préciser qu’elle doit être donnée après le décès. Il propose de compléter le projet de loi par des dispositions relatives à l’outre-mer. Il suggère enfin de différer de trois mois l’entrée en vigueur des dispositions nouvelles et d’indiquer qu’elles s’appliqueront aux successions ouvertes à compter de cette entrée en vigueur, y compris si des libéralités ont été consenties par le défunt antérieurement à cette date.
Droit à pension de réversion en cas de polygamie
46. Le projet de loi vise à introduire dans le code de la sécurité sociale des dispositions interdisant le versement fractionné d’une pension de réversion entre plusieurs conjoints survivants non divorcés d’un assuré décédé. Cette règle a vocation à s’appliquer à l’ensemble des régimes de retraite de base ou complémentaires légaux ou rendus légalement obligatoires. En cas de divorce, il est prévu que le conjoint divorcé ne pourra percevoir une pension de réversion qu’au titre de la durée du mariage au cours de laquelle l’assuré décédé n’avait pas d’autre conjoint. Enfin, l’application de cette règle générale est écartée en cas de mariage déclaré nul mais contracté de bonne foi par un conjoint tenu dans l’ignorance de la situation de polygamie de l’assuré décédé au moment du mariage.
Le projet prévoit que ces dispositions s’appliqueront à toutes les pensions de réversion prenant effet à compter de la publication de la loi et, pour Mayotte, aux seuls conjoints survivants ayant contracté mariage avec un assuré décédé après l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 3 juin 2010 portant dispositions relatives au statut civil de droit local applicable à Mayotte et aux juridictions compétentes pour en connaître, dont l’article 9 a étendu l’interdiction de la polygamie à Mayotte aux hommes nés avant le 1er janvier 1987.
47. En l’état du droit, si les dispositions de l’article 147 du code civil interdisent de contracter un second mariage avant la dissolution du premier, les dispositions du code de la sécurité sociale ne font pas obstacle à la répartition d’une pension de réversion entre plusieurs conjoints survivants non divorcés de l’assuré décédé, en fonction de la durée des mariages. En outre, pour Mayotte, l’article 15 de l’ordonnance n° 2002-411 du 27 mars 2002 relative à la protection sanitaire et sociale à Mayotte prévoit expressément qu’« en cas de décès de l’assuré, son ou ses conjoints survivants a droit à une pension (…) ». La jurisprudence admet la répartition de la pension de réversion entre les conjoints survivants de l’assuré décédé en l’absence d’annulation du mariage (2e Civ., 16 septembre 2003, n° 02-30.224, Bulletin civil 2003, II, n° 268). Elle reconnaît en outre le droit à répartition de la pension de réversion entre les conjoints survivants de l’assuré décédé dans l’hypothèse de mariages régulièrement contractés à l’étranger (2e Civ., 2 mai 2007, n° 06-11.418). Depuis 2013, cette jurisprudence a été constamment réaffirmée (2e Civ., 14 mars 2013, pourvoi n° 11-27.903 / 2e Civ., 20 décembre 2018, pourvoi n° 17-27.987).
48. Le Conseil d’Etat constate en premier lieu que ces dispositions du projet de loi ne trouveront pas à s’appliquer lorsque l’assuré décédé est ressortissant d’un pays signataire d’une convention internationale bilatérale de sécurité sociale avec la France qui prévoit la répartition de sa pension de réversion entre plusieurs conjoints survivants, en application des dispositions de l’article 55 de la Constitution qui assurent la primauté des accords internationaux sur les lois. Les commissaires du Gouvernement ont fait part au Conseil d’Etat de l’intention de renégocier ces conventions.
49. Il rappelle, en deuxième lieu, d’une part que l’alinéa 3 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 précise : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », d’autre part que le Conseil constitutionnel juge qu’il appartient « au législateur de prendre en compte les inégalités de fait dont les femmes ont jusqu’à présent été l’objet » pour établir des dispositions visant à les réduire (Décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003, cons. 23 à 25). Il estime ainsi que le droit à pension de réversion n’étant pas garanti dans toutes les situations familiales (Décision n° 2011-155 QPC, 29 juillet 2011, cons. 5 à 8), le fait de ne pas reconnaître les effets de certaines unions, notamment polygamiques, au titre de la pension de réversion, aux fins de permettre l’application du principe à valeur constitutionnelle d’égalité entre les femmes et les hommes (Décision n° 2006-533 DC, 16 mars 2006, cons. 12) ne se heurte à aucun obstacle constitutionnel. Il considère également que ces dispositions du projet de loi poursuivent un but légitime de protection de la femme (CEDH, Serife Yigit c. Turquie, 2 novembre 2010, n° 3976/05, § 81) et ne sont, dès lors, pas de nature à constituer, par elles-mêmes, une discrimination (CEDH. Munoz Diaz c. Espagne, 8 mars 2010, n° 49151/07, § 81) ou une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale (CEDH, Serife Yigit c. Turquie, 2 novembre 2010, n° 3976/05, §102).
50. Le Conseil d’Etat constate, en troisième lieu, s’agissant des modalités d’application dans le temps de ces dispositions, rappelées au point 1, que s’il est loisible au législateur de modifier ou abroger des dispositions existantes et de les remplacer par d’autres (ex. Décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003, cons. 7), il ne saurait toutefois en procédant ainsi, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations dans des conditions contraires à la garantie des droits proclamée par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Décision n° 2013-682 DC 19 décembre 2013, cons. 14). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, inspirée des mêmes principes, précise que si les stipulations de l’art. 1er du premier protocole à la Convention ne font pas obstacle à ce que le législateur modifie les conditions d’obtention des pensions dans un sens plus restrictif, il ne peut ce faisant porter aux droits à pension une atteinte telle que la substance de ces droits serait elle-même remise en cause (CEDH, Valkov et autres c. Bulgarie, n° 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et 2041/05 du 25 octobre 2011, § 84), par exemple par la privation de tout droit à pension (ex. 22/10/2009, Apostolakis c. Grèce, 39574/07, §41).
Il estime que, s’agissant des mariages polygamiques irrégulièrement contractés, ce dispositif d’entrée en vigueur n’est, en tout état de cause, pas de nature à porter atteinte à des situations légalement acquises ni aux effets qui peuvent légitimement en être attendus (Décision n° 2016-742 DC, 22 décembre 2016, paragr. 25), pas plus qu’à des espérances légitimes (CEDH, Kopecký c. Slovaquie, 28 septembre 2004, § 49-50).
S’agissant des mariages régulièrement contractés à l’étranger, le Conseil d’Etat considère que la mesure, qui ne s’applique qu’aux pensions de réversion prenant effet à compter de la publication de la loi, ne porte pas, au vu du motif d’intérêt général poursuivi rappelé au point 49 et compte tenu de la nature du droit à une pension de reversion, qui est dérivé du droit de l’assuré décédé, une atteinte excessive à des situations légalement acquises, aux effets qui peuvent en être attendus ou à des espérances légitimes. Il estime enfin que le dispositif d’application dans le temps prévu pour Mayotte, qui a vocation à protéger les droits issus de mariages contractés dans les conditions prévues par la loi française, ne porte pas atteinte au principe d’égalité dès lors qu’il est justifié par une différence de situation.
Interdiction des certificats de virginité
51. Le projet de loi insère dans le code de la santé publique des dispositions ayant pour objet, d’une part, d’interdire l’établissement par tout professionnel de santé d’un certificat visant à attester la virginité d’une personne et, d’autre part, de réprimer pénalement cet acte.
Le Conseil d’Etat constate que cette pratique, qualifiée par l’Organisation mondiale de la santé de « médicalement inutile et souvent douloureuse, humiliante et traumatisante » (Eliminating virginity testing. An interagency statement, WHO, 2018, WHO/RHR/18.15), ne fait l’objet d’aucune interdiction en droit positif.
52. Il estime que l’établissement d’un certificat médical ayant pour seul objet d’attester qu’une femme n’a jamais eu de relations sexuelles, qui ne se justifie pas médicalement et porte atteinte à l’intégrité de la femme, poursuit en outre une finalité contraire au droit au respect de la vie privée de cette dernière. Aussi considère-t-il que son interdiction est justifiée au regard du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine (Décision n° 94-343/344 DC, 27 juillet 1994, cons. 2) qui protège contre toute forme d’asservissement et de dégradation, pouvant notamment résulter de traitements inhumains ou dégradants non justifiés par une nécessité médicale et de nature à inspirer « des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à l’humilier et à l’avilir » (CEDH, Jalloh c. Allemagne, n° 54810/00, 11 juillet 2006). Il en conclut qu’elle ne soulève pas de difficulté juridique. Il ajoute que la rédaction du projet, qui se limite à interdire l’établissement d’un certificat médical dont le seul objet est d’attester qu’une femme n’a jamais eu de relations sexuelles est insusceptible de limiter les examens gynécologiques pratiqués dans un cadre médico-légal qui poursuivent une finalité différente.
Enfin, le Conseil d’Etat estime que le fait de réprimer pénalement l’établissement de certificats de virginité, qui ne fait pas obstacle par ailleurs à d’éventuelles poursuites et sanctions disciplinaires, est cohérent avec la nature de l’atteinte rappelée au point précédent. En outre, la nature et le quantum de la peine encourue, qui sont identiques à ce que prévoient les dispositions de l’article 441-7 du code pénal en matière d’infraction de faux et d’usage de faux, lui paraissent adaptés à la nature des faits.
Renforcement de la lutte contre les mariages frauduleux
53. Afin de lutter contre les mariages frauduleux ou forcés, le projet de loi renforce le contrôle a priori des mariages en modifiant l’article 63 du code civil relatif aux formalités prescrites en vue de la célébration d’un mariage en France et l’article 175-2 du même code relatif aux oppositions à mariage formées par le procureur de la République saisi par l’officier de l’état civil.
En cas de suspicion d’un mariage contracté à des fins étrangères à l’union matrimoniale ou non librement consenti, l’entretien individuel de l’officier de l’état civil avec les futurs époux, avant la publication du mariage ou exceptionnellement avant sa célébration, devient obligatoire. Les indices pourront ressortir, comme c’est le cas actuellement en pratique, des pièces remises par les futurs époux, d’éléments recueillis lors de leur audition commune par l’officier de l’état civil ou d’éléments circonstanciés extérieurs qu’il reçoit tels que des courriers émanant d’associations, de membres de la famille ou de voisins. Le Conseil d’Etat suggère de préciser, d’une part, que cet entretien individuel a lieu avec chacun des futurs époux et non plus avec l’un ou l’autre et, d’autre part, que les éléments circonstanciés extérieurs sont reçus par l’officier de l’état civil.
Si l’officier de l’état civil conserve à l’issue de cet entretien individuel des doutes sérieux quant à la réalité ou à l’intégrité du consentement des futurs époux ou de l’un d’eux, il aura l’obligation, et non plus la faculté, de saisir le procureur de la République. En application des dispositions de l’article 175-2 du code civil en vigueur, ce dernier dispose d’un délai de quinze jours pour décider soit de laisser procéder au mariage, soit de faire opposition à celui-ci, soit de décider d’un sursis à sa célébration dans l’attente des résultats de l’enquête qu’il diligente. Si un sursis est décidé, il ne peut excéder une durée d’un mois renouvelable une fois par décision spécialement motivée. La décision de sursis ou son renouvellement peut être contestée par les futurs époux devant le président du tribunal judiciaire puis devant la cour d’appel qui statuent dans un délai de dix jours. A l’issue du délai de sursis, le procureur de la République peut soit laisser célébrer le mariage soit s’y opposer. Si une opposition est faite par le ministère public, à l’issue du délai de sursis ou sans qu’un sursis n’ait été décidé, les futurs époux peuvent en demander la mainlevée devant le tribunal judiciaire puis devant la cour d’appel qui statue dans un délai de dix jours (art. 177 et 178 du code civil).
Le Conseil d’Etat rappelle que la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle, résulte des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette liberté ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage dès lors que, dans l’exercice de cette compétence, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel. Elle ne fait pas davantage obstacle à ce qu’il prenne des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages contractés à des fins étrangères à l’union matrimoniale (Décision n° 2012-261 QPC du 22 juin 2012, cons. 5).
Le droit au mariage est également protégé par l’article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce droit obéit aux lois nationales des Etats contractants pour ce qui concerne son exercice. Les limitations en résultant ne doivent pas le restreindre ou le réduire d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même (CEDH, 17 octobre 1986, n° 9532/81, Rees c/ Royaume Uni, § 50).
Le Conseil d’Etat relève, d’une part, que sont maintenus des recours juridictionnels effectifs contre la décision du procureur de la République d’opposition au mariage ou de sursis à sa célébration dans l’attente des résultats de l’enquête à laquelle il fait procéder, d’autre part, que la durée de ce sursis ne peut excéder deux mois après renouvellement par une décision spécialement motivée. Eu égard au maintien de ces garanties et à l’existence d’auditions des futurs époux par l’officier de l’état civil avant la célébration du mariage, les modifications des articles 63 et 175-2 du code civil, qui constituent en réalité une évolution limitée du droit positif, n’appellent pas de réserves de la part du Conseil d’Etat.
Evaluation des mineurs privés de la protection de leur famille
54. Le projet de loi modifie la procédure d’évaluation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille prévue à l’article L. 221-2-2 du code l’action sociale et des familles qui ressortit à la compétence du président du conseil départemental. En l’état actuel du droit, le président du conseil départemental s’appuie sur les entretiens conduits par des professionnels spécialement formés avant de statuer sur la minorité et l’isolement de la personne concernée. Depuis le décret n° 2019-57 du 30 janvier 2019 relatif aux modalités d’évaluation des personnes se déclarant mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et autorisant la création d’un traitement de données à caractère personnel relatif à ces personnes, il peut, s’il le souhaite, recueillir des informations complémentaires et organiser la présentation de la personne concernée auprès des agents des services de l’Etat spécialement habilités à recueillir les informations utiles à son identification et à renseigner le traitement de données intitulé « application d’appui à l’évaluation de la minorité (AEM) », établi sur le fondement de l’article L. 611-6-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et régi par les articles R. 221-15-1 à R. 221-15-9 du code de l’action sociale et des familles.
Selon l’étude d’impact, le dispositif de protection des mineurs isolés est aujourd’hui victime d’engorgement sous le double effet d’un nombre croissant de demandes d’étrangers majeurs et de la réitération des demandes dans plusieurs départements. Afin d’y remédier, le Gouvernement souhaite rendre obligatoires, d’une part, l’organisation de la présentation des personnes concernées auprès des services de l’Etat ainsi que le renseignement du traitement de données AEM et, d’autre part, la transmission au préfet, chaque mois, des décisions prises par le président du conseil départemental sur la situation de minorité et d’isolement de ces personnes. Ces dispositions visent à compléter les informations prises en compte par le président du conseil départemental au moment où il statue et à mieux détecter les demandes multiples.
55. Le Gouvernement souhaite également conditionner le versement des contributions forfaitaires de l’Etat aux départements au titre des charges d’évaluation à l’organisation de la présentation de la personne concernée auprès des agents des services de l’Etat et à la transmission au préfet des décisions statuant sur la situation des personnes concernées.
56. En premier lieu, le Conseil d’Etat note que le Conseil constitutionnel a jugé, à propos de la création du traitement de données AEM, que « ces dispositions n’ont ni pour objet ni pour effet de modifier les règles relatives à la détermination de l’âge d’un individu et aux protections attachées à la qualité de mineur, notamment celles interdisant les mesures d’éloignement et permettant de contester devant un juge l’évaluation réalisée. À cet égard, la majorité d’un individu ne saurait être déduite ni de son refus opposé au recueil de ses empreintes ni de la seule constatation, par une autorité chargée d’évaluer son âge, qu’il est déjà enregistré dans le fichier en cause ou dans un autre fichier alimenté par les données de celui-ci » (Décision n° 2019-797 QPC, 26 juillet 2019, paragr. 7). Il rappelle également que le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a précisé que « l’intervention des agents des préfectures a pour seul objet de fournir au président du conseil départemental des informations permettant d’aider à la détermination de l’identité et de la situation de la personne, qui sont alors l’un des éléments de l’évaluation qui doit être conduite, en vertu du III de l’article R. 221-11 du code de l’action sociale et des familles, par les services du département, ou de la structure du secteur public ou du secteur associatif à laquelle cette mission a été déléguée par le président du conseil départemental. Elle est distincte des entretiens menés avec les intéressés par les professionnels de ces services ou structures, en application du septième alinéa du II du même article, dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire » (CE, 5 février 2020, n° 428478-428826, UNICEF France et autres, Conseil national des barreaux, point n° 9).
La transformation de la possibilité de saisir les services de la préfecture en obligation ne modifie pas les effets juridiques associés, tels qu’ils ont été décrits ci-dessus dans les deux décisions précitées. Le Conseil d’Etat considère, par suite, que l’obligation d’organiser la présentation mentionnée au point 54 auprès des services de l’Etat dans le cadre de l’évaluation n’affecte pas la compétence que détient le président du conseil départemental en la matière et n’a pas d’incidence sur la protection dont doivent bénéficier les personnes mineures. Cette mesure ne méconnait ainsi ni le principe de libre administration des collectivités territoriales, ni l’exigence constitutionnelle de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, ni les stipulations de la convention internationale relative aux droits de l’enfant ou de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
57. En second lieu, le Conseil d’Etat constate, d’une part, que les nouvelles obligations mentionnées au point 54 mises à la charge des départements correspondent à une augmentation de dépenses liées à des compétences déjà transférées et qu’il revient en conséquence à l’Etat, dès lors qu’aucune compensation n’est requise, de fixer les conditions de versement de sa contribution.
Il relève, d’autre part, que le Conseil constitutionnel veille à ce que les dispositions législatives qui réduisent les ressources des collectivités territoriales ne les restreignent pas au point d’entraver leur libre administration et de méconnaître ainsi l’article 72 de la Constitution (Décision n° 2016-745 DC, 26 janvier 2017, paragr. 61 et 63 à 69). A titre d’exemple, le Conseil constitutionnel a admis des diminutions de la dotation globale de fonctionnement pour les années 2015, 2016 et 2017, pour des montants respectivement de 1,9 %, 1,6 % et 1 % des recettes de ces collectivités territoriales (Décision n° 2014-707 DC, 29 décembre 2014, cons. 20 et 23 ; Décision n° 2016-744 DC, 29 décembre 2016, paragr. 52 et 53).
En l’espèce, il ressort de l’étude d’impact que le montant de la contribution forfaitaire mentionnée ci-dessus représente 0,14 % des recettes réelles de fonctionnement des départements. Le Conseil d’Etat estime qu’il en résulte que l’absence de versement de cette contribution aux départements qui ne respecteraient pas l’obligation mensuelle de transmission de leurs décisions à la préfecture ne serait pas de nature à restreindre excessivement leurs ressources et à entraver leur libre administration.
DISPOSITIONS RELATIVES A L’EDUCATION
Dispositions relatives à l’instruction au sein de la famille
58. Si aux termes de l’article L. 131-1 du code de l’éducation : « L’instruction est obligatoire pour chaque enfant dès l’âge de trois ans et jusqu’à l’âge de seize ans. (…) » et si, selon l’article L. 131-1-1 du même code, elle est « (…) assurée prioritairement dans les établissements d’enseignement », l’article L. 131-2 précise que cette instruction « (…) peut être donnée soit dans les établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles par les parents, ou l’un d’entre eux, ou toute personne de leur choix. ». Il résulte de ces dispositions, issues de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, un droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille.
Le projet de loi modifie ces dispositions ainsi que d’autres dispositions du code de l’éducation pour substituer au principe de l’instruction obligatoire un principe de scolarisation obligatoire des enfants de trois à seize ans. Il restreint, par suite, la liberté des parents de choisir pour leurs enfants un mode d’instruction, en le limitant au choix entre des établissements ou écoles publics ou privés.
Ainsi, la possibilité de recourir à une instruction « à domicile », et non plus « dans la famille », pour la durée d’une année scolaire, est désormais soumise à une autorisation expresse de l’autorité compétente de l’Etat en matière d’éducation, laquelle ne peut être accordée qu’en cas d’« impossibilité » de scolarisation dans un établissement d’enseignement public ou privé, pour des motifs « tenant à la situation de l’enfant ou à celle de sa famille » qui sont à préciser par décret en Conseil d’Etat.
59. Cette réforme marque une rupture avec les évolutions qu’a connues la législation sur l’instruction obligatoire jusqu’à présent, qui ont consisté, à compter de la loi n° 98-1165 du 18 décembre 1998 tendant à renforcer le contrôle de l’obligation scolaire, puis par plusieurs lois successives jusque, dernièrement, la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, à renforcer les contrôles, très succincts dans le dispositif initial de la loi de 1882, sur l’instruction au sein de la famille.
Dans l’état actuel des textes, les personnes responsables d’un enfant soumis à l’obligation d’instruction, lorsqu’elles décident de lui donner l’instruction dans la famille, sont tenues à une déclaration annuelle auprès du maire et de l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation. Les dispositions de l’article L. 131-10 du code de l’éducation organisent ensuite deux contrôles de l’instruction donnée dans la famille, dont l’un incombe au maire qui doit, au cours de la première année de la déclaration d’instruction à domicile puis, tous les deux ans, diligenter une enquête administrative. L’autre contrôle est annuel et incombe à l’autorité compétente en matière d’éducation ; il tend, d’une part, à « vérifier que l’enseignement assuré est conforme au droit de l’enfant à l’instruction » et d’autre part, à s’assurer que l’instruction dispensée au même domicile « l’est pour les enfants d’une seule famille ». Ces dispositions sont assorties de sanctions pénales et de la possibilité, pour l’autorité administrative, de mettre en demeure les parents de scolariser l’enfant dans un établissement d’enseignement, y compris, depuis la loi du 26 juillet 2019, dans le cas où un refus sans motif légitime a été opposé au contrôle annuel.
60. Le Conseil d’Etat constate que, sur cette question de l’instruction des enfants au sein de la famille, le droit et la pratique des Etats européens diffèrent, l’instruction à domicile étant, par exemple, autorisée au Royaume-Uni, en Irlande, en Autriche, en Belgique et en Italie mais interdite ou très strictement encadrée en Allemagne, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suède et en Espagne. Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme, juge que l’article 2 du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui consacre le droit à l’instruction, implique pour l’Etat « le droit d’instaurer une scolarisation obligatoire, qu’elle ait lieu dans les écoles publiques ou au travers de leçons particulières de qualité et que la vérification et l’application des normes éducatives fait partie intégrante de ce droit » (CEDH, décision du 6 mars 1984, Famille H. c. Royaume-Uni, n° 10233/83). Relevant la diversité des pratiques des Etats parties à la convention, la Cour n’exclut pas la possibilité pour eux de prévoir une obligation de scolarisation (CEDH, 11 septembre 2006, Konrad c. Allemagne, n° 35504/03). La Cour estime en effet que cette question relève « de la marge d’appréciation des États contractants dans la mise en place et l’interprétation des règles de leurs systèmes éducatifs » (CEDH, 10 janvier 2019, Wunderlich c. Allemagne, n° 18925/19).
61. Mais si la réforme prévue par le Gouvernement ne paraît pas rencontrer d’obstacle conventionnel, elle soulève de délicates questions de conformité à la Constitution.
La première est celle de savoir si le droit pour les parents de recourir à une instruction des enfants au sein de la famille, institué par la loi du 18 mars 1882 et constamment réaffirmé et appliqué depuis, ne relève pas d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, autonome ou inclus dans la liberté de l’enseignement. Si tel était le cas, le projet du Gouvernement se heurterait à une objection de principe.
Le Conseil d’Etat relève à cet égard qu’aucune décision du Conseil constitutionnel ne traite spécialement de cette question et que les décisions, peu nombreuses, relatives à la liberté de l’enseignement, qualifiée de principe fondamental reconnu par les lois de la République par la décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, ne se prononcent pas sur ce point : elles n’ont, à ce jour, reconnu comme composante essentielle du principe constitutionnel de la liberté de l’enseignement que l’existence même de l’enseignement privé (Décision n° 99-414 DC du 8 juillet 1999), l’octroi de financements publics aux établissements en relevant (Décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, Décision n° 93-329 DC du 13 janvier 1994) ainsi que le respect dû au caractère propre de ces établissements (Décision n° 84-185 DC du 18 janvier 1985). Il note cependant que, par une décision du 19 juillet 2017, Association Les Enfants d’abord et autres, n° 406150, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a jugé que le « principe de la liberté de l’enseignement, qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d’enseignement, y compris hors de tout contrat conclu avec l’Etat, tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille. »
Mais en tout état de cause, la suppression du droit de choisir d’instruire un enfant au sein de la famille, qui restreint une liberté de longue date reconnue par la loi aux parents, même si elle n’a jamais été utilisée que par une petite minorité d’entre eux (environ 0,4 % des enfants d’âge scolaire en 2018-2019), doit être appréciée au regard de sa nécessité, de son adéquation et de sa proportionnalité au regard des difficultés rencontrées et de l’objectif poursuivi.
Mettant en avant le droit de l’enfant à l’instruction, qui est une exigence constitutionnelle et conventionnelle, le Gouvernement justifie la réforme proposée, en premier lieu, par la nécessité d’assurer l’instruction complète et effective de l’enfant ainsi que sa sociabilisation, en deuxième lieu, par l’augmentation sensible et en accélération ces dernières années du nombre d’enfants concernés, avec les difficultés qui en résultent pour l’exercice des contrôles auxquels doivent procéder les services académiques, en troisième lieu, par les carences de l’instruction dispensée en famille que relèvent, dans une proportion non négligeable, ces contrôles, et, enfin, par certaines dérives dans l’utilisation par les parents de ce mode d’instruction, soit qu’elle dissimule le recours à des écoles clandestines, soit qu’elle conduise à mettre en danger la santé psychique de l’enfant.
Le Conseil d’Etat relève toutefois que les carences et dérives mentionnées ci-dessus, si elles sont avérées, ne concernent, selon les indications mêmes données par le Gouvernement, qu’une très faible proportion de situations, en tout cas, s’agissant des carences dans l’instruction dispensée, pour celles qui peuvent être qualifiées de graves. Il estime que l’augmentation récente du nombre d’enfants instruits dans leur famille et les difficultés qui peuvent en résulter, en termes de moyens, pour les services académiques, ne sont pas, par elles-mêmes, de nature à justifier la suppression de la liberté pour les parents de recourir à ce mode d’instruction de leurs enfants. Il souligne enfin que, malgré les indications qualitatives qui figurent dans l’étude d’impact, cette suppression n’est pas appuyée par des éléments fiables et documentés sur les raisons, les conditions et les résultats de la pratique de l’enseignement au sein de la famille : les éléments dont on dispose permettent surtout de savoir que cette réalité est très diverse. Or, le projet du Gouvernement pourrait conduire, selon les indications de l’étude d’impact, à scolariser obligatoirement plus des trois-quarts des enfants actuellement instruits en famille.
Dans ces conditions, le Conseil d’Etat estime, au regard de la grille d’analyse relative à son office mentionnée au point 9 ci-dessus, qu’en l’état, le projet du Gouvernement ne répond pas à la condition de proportionnalité ou à celle d’une conciliation non déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles et conventionnelles en présence.
Pour autant, et alors même que des lois récentes ont déjà nettement renforcé les dispositions relatives au contrôle de l’instruction en famille, le législateur peut faire le choix, sans se heurter aux mêmes obstacles, d’un nouveau resserrement au service des objectifs énoncés ci-dessus, de façon notamment à empêcher que le droit de choisir l’instruction en famille ne soit utilisé pour des raisons propres aux parents, notamment de nature politique ou religieuse, qui ne correspondraient pas à l’intérêt supérieur de l’enfant et à son droit à l’instruction.
Le Conseil d’Etat propose donc, plutôt que de supprimer la possibilité d’instruction dans la famille sauf « impossibilité » avérée de scolarisation, de retenir une rédaction énonçant dans la loi elle-même les cas dans lesquels il sera possible d’y recourir. Dans la version du texte qu’il adopte et qu’il transmet au Gouvernement, il fait le choix d’un encadrement reposant sur des motifs précis, dont l’appréciation pourra être contrôlée par le juge administratif, et offrant des garanties aux familles qui entendent mettre en œuvre un projet éducatif de qualité. Cette modalité d’instruction serait ainsi soumise non plus à une simple déclaration mais à une autorisation annuelle de l’autorité académique accordée seulement pour certains motifs : l’état de santé ou le handicap de l’enfant, la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, l’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire, ou encore « l’existence d’une situation particulière de l’enfant, sous réserve alors que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille ». Ce dernier motif préserve une possibilité de choix éducatif des parents, mais tiré de considérations propres à l’enfant.
Dispositions relatives aux établissements d’enseignement privés « hors contrat »
62. Le projet de loi modifie les dispositions relatives au contrôle des établissements d’enseignement privés « hors contrat », régis notamment par les dispositions des articles L. 441-1, L. 442-2 et L. 442-3 du code de l’éducation. Ces établissements sont soumis lors de leur ouverture à un régime de déclaration préalable à laquelle peuvent faire opposition le recteur, le préfet, le maire et le procureur de la République pour des motifs que la loi n° 2018-266 du 13 avril 2018 a élargis et tirés notamment de l’intérêt de l’ordre public ou de la protection de l’enfance et de la jeunesse. Mais, à la différence des établissements ayant conclu avec l’Etat un contrat d’association ou un contrat simple, qui s’engagent à respecter les programmes de l’enseignement public en contrepartie d’une prise en charge de la rémunération de leurs enseignants et des frais de fonctionnement de leur externat, les établissements d’enseignement privés « hors contrat » bénéficient d’une grande liberté dans leur organisation et dans les enseignements qu’ils dispensent, à la condition que ces enseignements respectent le droit des élèves à l’instruction et les normes minimales de connaissances requises par l’article L. 131-1-1 du code de l’éducation.
Le contrôle de l’activité de ces établissements a été progressivement resserré, ainsi que les sanctions en cas de manquements, par la loi du 18 décembre 1998 tendant à renforcer le contrôle de l’obligation scolaire, par la loi n° 2018-266 du 13 avril 2018 visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrats et, en dernier lieu, par la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance. Ces sanctions incluent la possibilité, pour le juge judiciaire, de prononcer la fermeture de l’établissement dans les trois situations suivantes : lorsque l’établissement a ouvert en méconnaissance des dispositions régissant l’ouverture des établissements d’enseignement privé, et constitue alors un « établissement de fait » ; lorsqu’il a refusé de se soumettre à la surveillance et à l’inspection des autorités scolaires ; lorsque, enfin, il est constaté, à l’occasion d’un contrôle et en l’absence d’amélioration après mise en demeure et nouvelle visite, que les enseignements dispensés ne sont pas conformes à l’objet de l’instruction obligatoire ou que le fonctionnement de l’établissement porte atteinte à l’ordre public. Dès que le procureur a été saisi, l’autorité académique met concomitamment en demeure les parents des élèves concernés d’inscrire leur enfant dans un autre établissement.
Le projet de loi a pour objet principal de transférer du juge pénal au préfet le pouvoir d’ordonner la fermeture provisoire ou définitive de l’établissement et d’aggraver les sanctions pénales encourues par le dirigeant de l’établissement, en portant de six mois à un an la peine d’emprisonnement. Il contraint, par ailleurs, les établissements privés « hors contrat » à communiquer les pièces attestant de l’identité, de l’âge et de la nationalité du personnel de l’établissement autre que le personnel enseignant, pour lequel cette obligation est déjà prévue par la loi, ainsi que de fournir, sur demande du préfet ou du recteur, les documents budgétaires, comptables et financiers qui précisent l’origine, le montant et la nature des ressources de l’établissement. Il resserre enfin les conditions de passation d’un contrat simple ou d’un contrat d’association.
63. S’agissant, en premier lieu, de l’attribution au préfet du pouvoir d’ordonner la fermeture de l’établissement, le Conseil d’Etat observe que ce transfert est justifié par les difficultés nées du temps nécessaire aux procédures judiciaires, qui favorise le comportement dilatoire des dirigeants de l’établissement et des familles concernées et laisse, par suite, perdurer des situations préjudiciables aux enfants. Cette mesure ne rencontre pas d’obstacle juridique de principe, dès lors que le Conseil constitutionnel a estimé « que le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu’aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu’une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dès lors, d’une part, que la sanction susceptible d’être infligée est exclusive de toute privation de liberté et, d’autre part, que l’exercice du pouvoir de sanction est assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis » (Décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989). Le Conseil d’Etat relève, au demeurant, que de nombreuses dispositions législatives confient au préfet le pouvoir de fermer un établissement ne respectant pas ses obligations, notamment lorsque ce dernier a la charge d’enfants, tels que les établissements d’accueil des jeunes enfants ou ceux responsables des accueils collectifs de mineurs (articles L. 2324-1 à L. 2324-4 du code de la santé publique ; article L. 227-11 du code de l’action sociale et des familles).
Le projet de loi prévoit, en outre, que le juge judiciaire reste compétent pour ordonner la fermeture de l’établissement pour les infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi. Le Conseil d’Etat observe que le principe de la rétroactivité de la loi pénale de fond plus douce, auquel le Conseil constitutionnel a donné valeur constitutionnelle (Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981), repose sur le principe de nécessité des peines qui découle de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ne trouve pas, par suite, à s’appliquer dans le cas où la répression antérieure plus sévère est inhérente aux règles auxquelles la loi nouvelle s’est substituée (Décision n° 2010-74 QPC du 3 décembre 2010 ; CE, section, 16 juillet 2010, Colomb, n° 294239 ; CE, 5 novembre 2014, Mme J., n°383586). Il relève que la suppression de la sanction pénale de la fermeture de l’établissement ne résulte pas de ce que cette sanction ait été jugée inutile ou excessive et observe, en outre, que le projet prévoit le doublement des peines d’emprisonnement encourues par le dirigeant de l’établissement. Le Conseil d’Etat estime, par suite, que le projet de loi ne met pas en place une loi pénale plus douce.
64. S’agissant, en deuxième lieu, des obligations nouvelles imposées aux établissements privés hors contrat, le Conseil d’Etat observe que l’obligation de communiquer annuellement diverses pièces relatives à l’identité de leur personnel et celle de produire sur demande des documents budgétaires, comptables et financiers sont justifiées par les nécessités de contrôles tendant à assurer le respect de l’ordre public et la protection de l’enfance et de la jeunesse, lesquels imposent de pouvoir s’assurer de l’honorabilité des agents employés et de la provenance des sources de financement des établissements. Elles ne portent pas, par suite, une atteinte injustifiée ou disproportionnée à la liberté de l’enseignement.
65. Enfin, les dispositions prévoyant que les services académiques vérifient, avant la signature d’un contrat simple ou d’association, la capacité de l’établissement privé à assurer un enseignement compatible avec les exigences de ce contrat, qui permettent de fonder un refus de conclure de tels contrats sur des motifs pertinents, ne se heurtent à aucune objection d’ordre juridique.
DISPOSITIONS RELATIVES A LA MIXITE SOCIALE DANS LE LOGEMENT
66. Le chapitre VI comprend des mesures relatives à la mixité sociale dans l’habitat, dont l’étude d’impact vise à démontrer qu’elles sont destinées à limiter les effets de repli sur elle-même d’une partie de la population de certains quartiers du fait d’une insuffisante mixité.
Le projet de loi habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance des dispositions permettant de rendre plus effectives les mesures législatives existantes, en particulier l’attribution de logements situés en dehors des quartiers prioritaires de la politique de la ville à des demandeurs de logement dont les ressources sont parmi les plus faibles, et à imposer à certaines collectivités territoriales, sous peine de sanctions, la conclusion rapide des conventions intercommunales d’attribution des logements locatifs sociaux que la loi prévoit mais dont le Gouvernement considère qu’elles sont encore trop peu nombreuses. A cet égard, le Conseil d’Etat attire l’attention du Gouvernement sur les conditions strictes posées par le Conseil constitutionnel pour admettre la constitutionnalité, au regard de l’article 72 de la Constitution, de sanctions à l’égard des collectivités territoriales, précisément en matière de logement social (Décisions n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000 concernant la loi SRU et n° 2001-452 DC du 6 décembre 2001 concernant la loi MURCEF). Il conviendra de veiller à ce que ces conditions soient pleinement respectées dans l’ordonnance qui sera prise en application de ces dispositions.
Le projet habilite aussi le Gouvernement à prévoir par ordonnance la poursuite, au-delà de 2025, du mécanisme institué par les articles L. 302-5 et suivants du code de la construction et de l’habitation prévoyant un pourcentage minimal de 20 % ou de 25 % de logements locatifs sociaux dans les communes urbaines.
DISPOSITIONS RELATIVES AUX ASSOCIATIONS ORGANISANT L’EXERCICE PUBLIC D’UN CULTE
Considérations générales sur le régime des cultes et l’objet de la réforme
67. L’organisation actuelle des cultes en France est le produit d’une histoire dont l’acte fondateur est la loi du 9 décembre 1905. La séparation matérielle des Eglises et de l’Etat est inscrite dans son article 4. Celui-ci organise le transfert dans le délai d’un an des biens mobiliers et immobiliers des établissements publics du culte aux « associations qui, en se conformant aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice, se seront légalement formées suivant les prescriptions de l’article 19 pour l’exercice de ce culte dans les anciennes circonscriptions desdits établissements ».
Le titre IV de la loi définit le régime de ces associations. Constituées conformément aux articles 5 et suivants de la loi du 1er juillet 1901, elles ont pour « objet exclusif l’exercice d’un culte ». Composées d’un minimum de membres dont le nombre est fixé en fonction de la taille de la commune où elles ont leur siège, elles doivent soumettre annuellement au contrôle de leur assemblée générale leurs principaux actes de gestion, établir des comptes annuels et dresser chaque année un état inventorié de leurs biens meubles et immeubles. Si elles ne peuvent recevoir de subventions, elles disposent gratuitement des édifices servant à l’exercice public du culte dont les dépenses d’entretien et de conservation sont à la charge de la collectivité publique.
Elles bénéficient par ailleurs d’autres avantages, tels que la capacité de recevoir librement des dons et legs ou la possibilité de faire bénéficier leurs donateurs de réductions d’impôt (art. 200 et 238 bis du CGI). La jurisprudence leur a reconnu le droit de bénéficier de baux emphytéotiques administratifs sur des immeubles appartenant aux collectivités territoriales, qui figure désormais à l’article L. 1311-2 du CGCT. Elles sont exonérées des taxes foncières et d’une part de la taxe d’aménagement, ce dernier avantage étant cependant lié non à leur qualité d’association cultuelle mais au fait qu’elles gèrent des lieux de culte.
68. Les cultes luthérien, réformé et israélite se sont inscrits en 1905 dans cette nouvelle organisation qui fut en revanche refusée par l’Eglise catholique. Son opposition conduisit à l’adoption de la loi du 2 janvier 1907. Cette loi autorise, par exception au régime de 1905, l’exercice public d’un culte par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles dans le cadre de la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion ainsi qu’au moyen d’associations régies par la seule loi du 1er juillet 1901. Ce n’est toutefois qu’à la suite d’un échange de lettres entre le Président Poincaré et le Nonce Mgr Ceretti entre 1923 et 1924, échange qui constitue un accord international (Section de l’intérieur, note du 4 décembre 2012, n° 386.713), que l’Eglise catholique de France trouva son organisation définitive dans le cadre d’associations « diocésaines » dotées de statuts-type dont le Conseil d’Etat a jugé qu’ils étaient « compatibles » avec la loi de 1905 dans un avis du 13 décembre 1923 (n° 185107).
L’apparition et l’essor de cultes qui n’avaient pas la même place au moment de la séparation, l’islam en particulier mais aussi les nouvelles expressions chrétiennes ou les cultes orientaux, ont soulevé des questions nouvelles. Dans la plupart des cas, ces religions ont été réticentes à constituer des associations cultuelles, notamment en raison des obligations de transparence et de contrôle qui y sont liées, de la condition d’exercice exclusif du culte et de l’interdiction de toute subvention publique imposées par ce statut. Elles ont choisi de se placer sous le régime des associations à objet mixte autorisées par la loi de 1907. Dans ce cadre elles ne bénéficient pas des avantages accordés aux associations cultuelles mais elles jouissent d’une grande liberté d’organisation.
69. Le projet conserve les principes de l’organisation des cultes, fondés sur l’idée selon laquelle le culte est une activité spécifique dont la nature justifie, d’une part, un support institutionnel dédié pour l’exercice du culte et, d’autre part, un contrôle des pouvoirs publics aux seules fins de préserver l’ordre public ainsi qu’en dispose l’article 1er de la loi de séparation. Mais le projet de loi modifie de façon substantielle, en leur imposant des obligations nouvelles, le régime des associations cultuelles. Il modernise les dispositions de cette même loi relatives à la police des cultes, crée une mesure de fermeture temporaire des lieux de culte, et aggrave les sanctions applicables. Il étend enfin aux associations à objet mixte, dans le cadre de la loi du 2 janvier 1907, l’essentiel des obligations anciennes et nouvelles incombant aux associations cultuelles, sans leur en conférer les avantages.
70. Les libertés de religion et d’association sont particulièrement protégées par des normes constitutionnelles et par des textes internationaux ou issus du droit de l’Union européenne.
La liberté d’association constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République solennellement réaffirmé par le Préambule de la Constitution (Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971). Cette liberté « ne s’oppose toutefois pas à ce que des catégories particulières d’associations fassent l’objet de mesures spécifiques de contrôle de la part de l’Etat en raison notamment des missions de service public auxquelles elles participent, de la nature et de l’importance des ressources qu’elles perçoivent et des dépenses obligatoires qui leur incombent » (Décision n°2000-434 DC du 20 juillet 2000).
La liberté d’association est également garantie par l’article 12 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 ou encore par l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966.
Quant aux libertés de conscience et de croyance, auxquelles se rattache la liberté du culte, elles sont garanties par l’article 10 de la Déclaration de 1789 et par l’article 1er de la Constitution. Elles le sont également par l’article 17 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et par d’autres textes internationaux. La liberté du culte confère à toute personne, dans le respect de l’ordre public, le droit d’exprimer les convictions de son choix et le droit de participer collectivement à des cérémonies, en particulier dans des lieux de culte. Elle emporte par ailleurs, sous la même réserve, la libre disposition des biens nécessaires au culte ainsi que la libre organisation interne des cultes.
71. Le Conseil d’Etat observe que le projet de loi alourdit les contraintes pesant sur les associations cultuelles et modifie l’équilibre opéré en 1905 par le législateur entre le principe de la liberté de constitution de ces associations et leur nécessaire encadrement du fait qu’elles bénéficient d’avantages publics. Dans l’examen du texte auquel il procède, il s’attache à vérifier que ces nouvelles obligations sont justifiées et proportionnées.
S’agissant des associations mixtes, il convient de s’assurer que les modifications apportées à leur fonctionnement et à leur organisation ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’association et à la liberté du culte et poursuivent un intérêt général justifiant qu’il puisse être porté atteinte à des situations légalement acquises dans le cadre de la loi de 1901.
Le Conseil d’Etat constate que le projet conduit à imposer des contraintes importantes à une majorité d’associations cultuelles ou à objet mixte de toutes confessions dont les agissements, de même que le comportement des ministres du culte et des fidèles, sont dans leur grande majorité respectueux des règles communes. Il s’interroge par ailleurs sur la capacité de la réforme à atteindre tous ses buts, au regard des comportements de certains courants religieux qui tendent à échapper aux cadres institutionnels destinés à les organiser en s’en tenant à l’écart ou en les contournant. Ces considérations ne conduisent toutefois pas le Conseil d’Etat à proposer au Gouvernement de renoncer à la réforme du régime des cultes et à sa modernisation. Mais il estime nécessaire de l’amender sur plusieurs points.
Fonctionnement et ressources des associations cultuelles
Règles statutaires
72. Le projet modifie et complète les règles statutaires des associations cultuelles. Pour se constituer, celles-ci devront, quelle que soit la population concernée, être composées de personnes majeures, au nombre de sept au moins, toutes domiciliées ou résidant dans la circonscription religieuse définie par leurs statuts. Ces dispositions simplifient le régime dans le sens d’une plus grande liberté.
Les statuts devront prévoir « l’existence d’un organe délibérant qui a notamment pour compétence de décider de l’adhésion de tout nouveau membre, de la modification des statuts de l’association, de la cession de tout bien immobilier lui appartenant et, le cas échéant, du recrutement par l’association d’un ministre du culte. »
Le Conseil d’Etat constate que ces dispositions constituent une immixtion du législateur dans le fonctionnement des associations cultuelles. Il considère cependant qu’elles obéissent à un objectif d’intérêt général qui est de protéger les associations contre d’éventuelles prises de contrôle par une minorité, et d’assurer une meilleure information de leurs membres sur la gestion de leur patrimoine immobilier et sur le recrutement de leurs officiants. Il estime qu’elles tendent à protéger la liberté de conscience et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux libertés de culte et d’association.
Pour laisser aux cultes la liberté d’organiser le choix des modalités de recrutement de leurs officiants, le Conseil d’Etat propose de modifier la rédaction du projet pour préciser que l’obligation de désigner l’organe compétent pour le recrutement d’un ministre du culte ne concerne que les associations qui procèdent elles-mêmes à un tel recrutement.
Constatation de la qualité cultuelle
73. Le projet prévoit que « pour prétendre au bénéfice des dispositions législatives ou réglementaires propres à la catégorie des associations cultuelles, toute association constituée conformément aux dispositions [de la loi du 9 décembre 1905] doit faire préalablement constater sa qualité cultuelle par le représentant de l’État dans le département. » Le silence gardé par l’administration après deux mois vaudrait acceptation de la demande et la décision constatant la qualité cultuelle de l’association serait valable pour une durée de cinq ans renouvelable.
Dans le régime actuel, les associations cultuelles se constituent librement. Elles bénéficient de plein droit des avantages attachés à leur statut sans avoir à effectuer de démarches préalables. Ce n’est que lorsque le préfet s’oppose en application de l’article 910 du code civil aux libéralités reçues par une association au motif qu’elle ne remplit pas les conditions pour être reconnue comme association cultuelle que cette qualité peut être contestée par l’administration. Hors ce cas, c’est à la demande de l’association elle-même que la qualité d’association cultuelle peut lui être reconnue, soit que, n’ayant pas reçu de libéralités au cours des cinq années précédentes, elle souhaite savoir, sur le fondement du V de la loi du 12 mai 2009 si elle entre dans la catégorie des associations cultuelles (« rescrit administratif »), soit qu’elle demande sur le fondement de l’article L. 80 B du Livre des procédures fiscales si elle peut faire bénéficier ses donateurs des exemptions prévues aux articles 200 et 238 bis du code général des impôts (« rescrit fiscal »).
Le Gouvernement justifie la nouvelle procédure par l’objectif d’interdire à l’avenir que des associations déclarées sous le régime de la loi de 1905 obtiennent indûment les avantages liés à la qualité cultuelle alors qu’elles n’en remplissent pas les conditions.
La procédure prévue ne porte pas par elle-même une atteinte excessive à la liberté de culte, dès lors que les cultes peuvent également être organisés par les associations relevant de la loi du 1er juillet 1901. Elle ne porte pas davantage atteinte à la liberté d’association puisqu’elle n’interdit pas la constitution d’une association cultuelle.
Toutefois, le Conseil d’Etat constate que cette procédure d’agrément s’approche d’un régime d’autorisation. En effet, les responsables d’un culte envisageront difficilement d’organiser ce dernier dans le cadre d’une association cultuelle s’ils ne sont pas assurés de bénéficier en contrepartie des avantages accordés à cette catégorie particulière d’association. La procédure prévue par le projet s’apparente donc à une barrière à l’entrée du statut d’association cultuelle. Un tel régime porte une atteinte certaine au régime actuel en vertu duquel les associations, y compris cultuelles, se constituent librement.
74. Le Conseil d’Etat propose en conséquence de substituer à ce dispositif une procédure de déclaration. Pour bénéficier des avantages fiscaux attachés à la qualité d’association cultuelle toute association constituée conformément aux dispositions des articles 18 et 19 de la loi du 9 décembre 1905 devra faire une déclaration accompagnée de documents, dont la liste sera précisée par voie réglementaire, lui permettant de justifier de sa qualité cultuelle. Le représentant de l’Etat dans le département disposera de deux mois à compter du dépôt de la déclaration pour s’opposer au bénéfice de ces avantages. Il pourra les retirer à tout moment après une procédure contradictoire s’il constate que l’association ne remplit plus les conditions fixées aux articles 18 et 19 de la loi de 1905, ou pour un motif d’ordre public.
Cette procédure sera moins contraignante pour les associations tout en permettant à l’administration d’atteindre le même objectif en se consacrant à l’examen des cas les plus litigieux.
Les associations devraient se conformer à ce nouveau dispositif dans le délai d’un an suivant l’entrée en vigueur des dispositions réglementaires nécessaires, sous réserve de celles qui auraient déjà obtenu une décision favorable à l’issue d’une procédure de rescrit.
Ressources des associations cultuelles
75. Le projet de loi ajoute aux avantages dont peuvent aujourd’hui bénéficier les associations cultuelles la possibilité de posséder et administrer tous immeubles acquis à titre gratuit.
En l’état actuel du droit, les associations cultuelles ne peuvent posséder et administrer que les immeubles qui sont directement nécessaires à leur objet, ainsi que les locaux administratifs nécessaires à leur fonctionnement. Lorsqu’elles se voient attribuer des biens immeubles par don ou par legs, elles sont tenues de s’en séparer. La disposition permettra d’améliorer les ressources des associations cultuelles qui rejoindront ainsi le régime des associations à caractère philanthropique, éducatif, scientifique et autres mentionnées au b du 1 de l’article 200 du CGI et déclarées depuis plus de trois ans qui peuvent, en application de l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901, posséder et administrer des immeubles acquis à titre gratuit même s’ils ne sont pas liés à leur objet.
Exemption du droit de préemption
76. Le projet de loi complète l’article L. 213-1-1 du code de l’urbanisme qui dresse la liste des immeubles exemptés du droit de préemption lorsqu’ils font l’objet d’une donation entre vifs. Sont ajoutées les donations d’immeubles effectuées « au profit des fondations, des congrégations, des associations ayant la capacité à recevoir des libéralités et, dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, des établissements publics du culte et des associations inscrites de droit local ».
Le Conseil d’Etat observe que le rétablissement de cette mesure, qui avait fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel pour des raisons procédurales (Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017), permettra d’alléger les obligations des associations en les dispensant d’effectuer une déclaration d’intention d’aliéner auprès du titulaire du droit de préemption. Elle évitera également que la jouissance des immeubles en cause soit retardée par la procédure de préemption et par les éventuels contentieux qui s’ensuivent.
Contrôle du financement des cultes
Obligations relatives à la tenue des comptes
77. Le projet impose aux associations cultuelles des obligations nouvelles concernant la tenue de leurs comptes et l’origine de leurs ressources, particulièrement quand ces dernières proviennent de l’étranger. Il précise que les comptes annuels que doivent d’ores et déjà produire les associations cultuelles devront désormais comprendre un bilan, un compte de résultat et une annexe, et être établis conformément à un règlement de l’Autorité des normes comptables. Ils devront être produits, accompagnés du budget prévisionnel de l’exercice en cours, à la demande du représentant de l’État dans le département.
Le Conseil d’Etat n’émet pas de réserve à l’édiction de ces nouvelles règles comptables, qui répondent à un objectif de clarification et de transparence. Il observe que les règles très sommaires figurant dans la loi de 1905 n’ont pas été modifiées depuis l’origine alors que les associations cultuelles peuvent manier des fonds importants. Au demeurant, la plupart de ces dernières établissent déjà les documents comptables exigés par le projet.
Les associations cultuelles devront par ailleurs dresser la liste des lieux dans lesquels elles organisent le culte. Enfin, celles qui reçoivent un apport en nature devront établir un traité d’apport précisant la valeur estimée de l’apport et ses conditions d’affectation. Ces mesures visant à la transparence et à la clarté comptable n’appellent pas de réserves du Conseil d’Etat.
Le fait, pour le dirigeant ou l’administrateur d’une association, de ne pas respecter les obligations nouvelles concernant la tenue des comptes et l’origine des ressources constituera un délit puni d’une amende de 9 000 euros. Le Conseil d’Etat estime que cette peine n’est pas disproportionnée à l’infraction qu’elle sanctionne.
78. Les associations ayant des activités cultuelles devront en outre tenir un état séparé des ressources provenant d’un Etat étranger, d’une personne morale étrangère ou d’une personne physique ne résidant pas en France. Lorsque ces ressources auront été versées en numéraire ou consenties en nature, l’association devra en outre faire certifier ses comptes.
Selon le Gouvernement, la plupart des cultes organisés en France bénéficient d’apports financiers en provenance de l’étranger, notamment sous forme d’aides à la construction de lieux de culte ou de mise à disposition de personnels, voire d’immeubles. Bien que ces apports soient le plus souvent minoritaires, l’intervention d’États ou d’organismes étrangers s’avère dans certains cas importante, et leurs aides font parfois l’objet de montages financiers complexes et opaques. Le Gouvernement fait en outre valoir que ces aides d’origine étrangère entraînent parfois une dépendance qui peut aller jusqu’à la prise de contrôle matérielle et idéologique de l’association.
Le Conseil d’Etat considère qu’aucune règle ni aucun principe ne s’opposent à ce qu’une association cultuelle bénéficie d’aides en provenance de l’étranger. Mais il estime qu’une meilleure connaissance des ressources d’origine étrangère contribuera, comme les autres mesures, à renforcer la transparence de la gestion des associations cultuelles et à clarifier la présentation de leurs comptes. Elle permettra également, sinon de prévenir, du moins de rendre plus difficile l’éventuelle ingérence d’États étrangers ou d’organisations liées à ces États dans le fonctionnement d’une association. Les dispositions permettant de mieux contrôler ces ressources répondent donc également à des exigences d’ordre public.
Eu égard à ces objectifs, le Conseil d’Etat considère que les obligations relatives à la tenue des comptes et la sanction pénale dont elles sont assorties ne portent pas une atteinte disproportionnée à l’exercice des libertés d’association et de culte.
Le Conseil d’Etat relève cependant que l’obligation de certification s’imposerait quel que soit le montant des ressources étrangères en numéraire ou en nature versées à l’association.
Compte tenu du coût de la certification des comptes, la disposition pourrait s’avérer inutile, voire contre-productive pour les associations ne bénéficiant que de modiques apports étrangers en espèces ou en nature qui pourraient être tentées soit de renoncer à ces apports, soit de les dissimuler à l’administration. Le Conseil d’Etat propose en conséquence de préciser que le décret en Conseil d’Etat prévu pour l’application de ces dispositions déterminera les conditions dans lesquelles l’obligation en question s’appliquera, notamment le montant des ressources à compter duquel les comptes devront être certifiés.
Déclaration des avantages en numéraire ou en nature provenant de l’étranger, libéralités venant de l’étranger
79. Outre les nouvelles obligations énoncées aux points précédents, le projet prévoit que les associations cultuelles sont tenues de déclarer les avantages et ressources versés en numéraire ou consentis en nature dont elles auront directement ou indirectement bénéficié de la part d’un État étranger, d’une personne morale étrangère ou d’une personne physique non résidente en France. Devront également être déclarés les avantages apportés au moyen d’un dispositif juridique de droit étranger comparable à une fiducie. Cette obligation s’appliquera à partir d’un seuil fixé par le projet à 10 000 euros.
L’autorité administrative pourra s’opposer à la perception de ces ressources et en exiger la restitution, après une procédure contradictoire, « lorsqu’il existe une raison sérieuse de penser » que les agissements de l’association ou d’un de ses dirigeants, ou encore ceux du donateur étranger « constituent une menace réelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société ». En l’absence de dispositions particulières, le silence gardé par l’administration pendant deux mois vaudra absence d’opposition.
80. S’agissant de l’obligation de déclaration, le Conseil d’Etat relève que la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’objectif consistant à accroître la transparence du financement de certaines organisations, eu égard à l’influence qu’elles pouvaient avoir sur la vie publique, pouvait constituer une raison impérieuse d’intérêt général justifiant des mesures destinées à assurer la transparence de ce financement, en particulier lorsqu’il est originaire de pays tiers à l’Union (CJUE, 18 juin 2020, Commission c. Hongrie, n° C–78/18, point 79).
Le Conseil d’Etat estime que l’influence importante des cultes dans la société, ajoutée à la volonté d’ingérence de certains Etats ou organisations étrangers sur l’organisation du culte en France, peut justifier l’obligation d’une déclaration par les associations cultuelles des avantages en numéraire et en nature reçus de l’étranger. Cette déclaration répond aux objectifs de transparence des comptes, le versement de ressources en numéraire ou en nature contribuant particulièrement à les rendre opaques.
81. S’agissant du droit d’opposition, le Conseil d’Etat relève qu’il constitue une atteinte aux conditions d’exercice du droit de propriété. Toutefois, l’article 910 du code civil et l’article 6-4 du décret n° 2007-807 du 11 mai 2007 permettent déjà à l’administration de s’opposer à l’acceptation d’une libéralité par un établissement étranger notamment lorsque ses activités ou celles de ses dirigeants sont contraires à l’ordre public, comme le Conseil d’Etat statuant au contentieux l’a jugé par la décision Ministre de l’intérieur c/ Mouvement raëlien international du 30 mars 2018 (n° 411124).
82. Le projet prévoit que le droit d’opposition pourra s’exercer en cas de soupçon de l’existence d’agissements graves de la part de l’association, d’un de ses dirigeants ou d’un de ses donateurs. Le Conseil d’Etat relève qu’il constituera une entrave à la libre circulation des capitaux protégée par l’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Or la Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt cité au point 8, a jugé qu’un dispositif pouvant aboutir à priver un organisme de ressources en provenance de l’étranger ne peut se justifier, sur le fondement de l’article 65 du TFUE, qu’en présence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour porter atteinte à un intérêt fondamental de la société.
Eu égard à l’importance de l’atteinte portée à l’exercice du droit de propriété et aux exigences du droit de l’Union, le Conseil d’Etat propose que l’administration ne puisse exercer son droit d’opposition que si les agissements de l’association bénéficiaire ou d’une des autres personnes en cause établissent l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour porter atteinte à un intérêt fondamental de la société. Il rappelle que l’exercice du droit d’opposition sera placé sous le contrôle du juge qui pourra en outre être saisi en référé en application des dispositions des articles L. 521-1 ou L. 521-2 du code de justice administrative.
83. L’obligation de déclaration s’applique aux avantages directement apportés à l’association ainsi qu’à ceux apportés à tout autre organisme ou entité dans des conditions telles qu’ils doivent être considérés comme bénéficiant à l’association elle-même. Le principe de la prise en compte de la proximité de l’association avec d’autres organismes est admis par la jurisprudence. Ainsi, le Conseil d’Etat a jugé qu’une association exerçant des activités cultuelles pouvait se voir refuser le bénéfice du statut prévu par la loi du 9 décembre 1905 en raison de faits condamnables commis par des associations qui lui étaient proches (28 avril 2004, Association cultuelle du Vajra Triomphant, n° 248467).
84. Le refus de respecter les obligations de déclaration sera puni d’une amende de 3 750 euros, dont le montant pourra être porté au quart de la somme sur laquelle porte l’infraction. Les auteurs de l’infraction pourront également se voir confisquer la valeur des avantages concernés. Le refus de certification des comptes de la part d’un dirigeant, d’un administrateur ou d’un fiduciaire sera puni d’une amende de 9 000 euros. Le Conseil d’Etat considère que ces peines sont proportionnées à la gravité de l’infraction qu’elles sanctionnent.
Le refus de restituer les avantages en question dans les trois mois suivant la demande de l’administration sera puni d’une peine d’emprisonnement de deux ans et de 30 000 euros d’amende, ainsi que d’une peine complémentaire de confiscation de ces avantages. Le Conseil d’Etat considère que ces sanctions ne sont pas disproportionnées, eu égard à la particulière gravité de l’infraction en cause.
Enfin, par analogie, le projet introduit dans le code civil un article 910-1 relatif aux libéralités d’origine étrangère consenties à des associations cultuelles. Ces libéralités seront reçues librement sauf opposition de l’administration pour un motif d’ordre public.
85. Le Conseil d’Etat considère que si les associations cultuelles se voient imposer un ensemble conséquent d’obligations nouvelles, celles-ci ont pour objectif, ainsi qu’il a été dit plus haut, d’une part, de protéger l’indépendance de ces associations, d’autre part, de clarifier leur situation afin d’empêcher que certaines d’entre elles obtiennent les avantages liés à la qualité cultuelle alors qu’elles n’en remplissent pas les conditions. Au demeurant, les obligations créées par le projet sont en partie compensées par les avantages nouveaux accordés aux associations cultuelles, tels que la possibilité de posséder et d’administrer des immeubles acquis à titre gratuit ou l’exemption du droit de préemption pour les immeubles reçus par donation. Dans ces conditions, le Conseil d’Etat considère que les nouvelles obligations imposées aux associations cultuelles ne portent pas une atteinte disproportionnée aux libertés d’association et de culte.
Obligations nouvelles imposées aux associations 1901 à objet mixte
86. Comme il a été dit au point 68, ces associations, dont l’étude d’impact indique qu’il n’est pas possible de les dénombrer, ont aux côtés de leur activité cultuelle une autre activité le plus souvent culturelle, philanthropique ou socio-éducative pour laquelle elles peuvent bénéficier de subventions publiques et dans certaines conditions de dons bénéficiant des réductions prévues aux articles 200 et 238 bis du CGI. Elles sont soumises aux seules dispositions de la loi du 1er juillet 1901.
La dualité actuelle des régimes juridiques instaure ainsi de fait une inégalité entre les cultes dont les obligations et les droits différent en fonction du régime choisi. Le projet de loi modifie la loi du 2 janvier 1907 pour appliquer aux associations à objet mixte la plupart des obligations actuelles et nouvelles imposées aux associations cultuelles. Il leur impose par ailleurs des contraintes spécifiques.
L’objectif du Gouvernement est d’assurer en premier lieu une transparence financière de l’activité cultuelle des associations mixtes, la provenance des origines des ressources et de la destination des dépenses du culte n’étant pas lisible dans leur organisation actuelle. La confusion dans les comptes des acticités cultuelles et des autres activités ne permet notamment pas de s’assurer du respect de l’interdiction du financement public du culte. Par ailleurs la circonstance que ces associations puissent bénéficier, à raison des activités d’intérêt général qu’elles mènent, de dispositifs fiscaux favorables peut conduire à un détournement de ces dispositifs au profit de l’activité cultuelle.
Le deuxième objectif de la réforme est de valoriser le régime des associations cultuelles en raison des avantages dont elles bénéficient et d’inciter les associations à objet mixtes à séparer leurs activités cultuelles des autres.
Le Conseil d’Etat souscrit à l’intention générale de la réforme qui est de soumettre l’exercice public du culte aux mêmes obligations quel que soit le régime juridique choisi par ses organisateurs afin d’assurer par ce moyen le respect des lois qui régissent le financement des cultes et celui de la philanthropie. Il estime que le caractère spécifique des associations de la loi de 1901 exerçant des activités cultuelles justifie un traitement différent de celui des autres associations de la loi de 1901.
87. En matière de comptabilité, le projet impose, outre l’approbation annuelle des comptes par l’assemblée générale, l’obligation d’établir des comptes comprenant un bilan un compte de résultat et une annexe et présenter isolément dans ces comptes une unité fonctionnelle retraçant leurs activités en relation avec l’exercice du culte. Cette obligation paraît justifiée au regard de l’objectif de transparence et de traçabilité des ressources du culte recherché.
Les associations à objet mixte devront en outre faire certifier leurs comptes pour l’ensemble de leurs activités lorsqu’elles délivreront, à raison de leur activité non cultuelle, des reçus fiscaux permettant à leurs donateurs de bénéficier de la réduction d’impôt prévue aux articles 200 et 238 bis du code général des impôts. La certification sera également exigée de celles qui bénéficient de subventions publiques dépassant un montant annuel fixé par décret en Conseil d’Etat ou dont le budget annuel dépasse un certain seuil fixé de la même manière.
Il s’agit là de contraintes plus lourdes imposées aux associations à objet mixte et cela à raison des activités autres que leurs activités cultuelles. Le Conseil d’Etat estime toutefois que les dispositions proposées sont les seules de nature à permettre de s’assurer que les dons défiscalisés et les subventions publiques sont exclusivement affectés aux activités non cultuelles Il en déduit que cette obligation n’est pas disproportionnée au regard de son objectif. Il observe d’ailleurs que l’obligation de certification s’impose déjà à toute association recevant au moins 153 000 euros de dons annuels, en application de l’article 4-1 de la loi n°87-171 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat.
88. Il est également prévu que le représentant de l’État dans le département, s’il constate qu’une association accomplit des actes en relation avec l’exercice public d’un culte alors que cela n’est pas inscrit dans son objet, lui adresse une mise en demeure afin qu’elle mette son objet en conformité avec ses activités. Si l’association n’a pas satisfait à la mise en demeure dans le délai fixé par le représentant de l’État, celui-ci peut prononcer une astreinte d’un montant maximal de 100 euros par jour de retard.
La notion d’« acte en relation avec l’exercice public d’un culte » est explicitée par l’avis rendu le 14 novembre 1989 par la section de l’intérieur du Conseil d’Etat (n° 346040) : il s’agit de « l’acquisition, la location, la construction, l’aménagement et l’entretien des édifices servant au culte, ainsi que l’entretien et la formation des ministres et autres personnes concourant à l’exercice du culte ».
La disposition en cause vise à éviter que des associations organisent des activités cultuelles alors que cela ne figure pas dans leur objet. Elle n’appelle pas de réserve du Conseil d’Etat en dehors de la recommandation qu’il fait de laisser au représentant de l’Etat d’une marge d’appréciation pour fixer le délai dans lequel l’association devra se conformer à la mise en demeure, il convient de prévoir un délai minimum par voie réglementaire.
Le projet étend enfin aux associations à objet mixte les obligations nouvelles imposées aux associations cultuelles pour la tenue des comptes et des ressources en provenance de l’étranger, qui ont été décrites aux points 86 et suivants.
C’est donc un ensemble très significatif de contraintes nouvelles de gestion qui s’imposeront à ces associations, dont la méconnaissance sera sanctionnée par une peine d’amende de 9 000 euros. Ces contraintes auront un coût.
89. Le Conseil d’Etat s’est en conséquence demandé si, prises dans leur ensemble, ces contraintes n’affectent pas de façon excessive les libertés d’association et de culte, et si elles ne portent pas une atteinte disproportionnée à une situation légalement acquise qui serait contraire à la garantie des droits proclamée par l’article 16 de la Déclaration de 1789.
Il a estimé que la liberté de culte n’était pas affectée dans la mesure où les associations à objet mixte conservent la gestion de leurs lieux de cultes et sont, au surplus, exonérées d’une part importante de la taxe d’aménagement liée à ces lieux. Et si la nouvelle organisation comptable devait déboucher sur une réduction des ressources affectées au culte celle-ci ne serait que la traduction de la mise en conformité avec les règles du financement de l’exercice public d’un culte qui est l’objectif d’intérêt général poursuivi par la réforme.
S’agissant des conséquences des nouvelles mesures imposées aux associations mixtes en ce qui concerne leur organisation, le Conseil d’Etat regrette que l’étude d’impact ne donne aucune indication sur les effets concrets de la réforme et son coût à travers quelques exemples. Toutefois, il n’estime pas que ces mesures revêtent un caractère disproportionné ou qu’elles compromettent la situation des associations mixtes au point de menacer leur fonctionnement ou leur pérennité.
90. Ainsi, le Conseil d’Etat considère que les obligations nouvelles imposées aux associations à objet mixte sont justifiées par les objectifs d’intérêt général mentionnés plus haut, notamment la nécessité de s’assurer que des subventions publiques ne servent pas à financer des activités cultuelles et les considérations d’ordre public concernant les ressources d’origine étrangère, et qu’elles ne portent pas une atteinte disproportionnée aux libertés d’association et de culte.
Il relève d’ailleurs qu’il est toujours loisible aux responsables d’une association mixte, s’ils estiment que leur caractère partiellement cultuel entraîne des contraintes trop lourdes pesant sur l’ensemble de leurs activités, de modifier l’objet de l’association pour n’y conserver que les activités non cultuelles et de confier l’organisation du culte à une association régie par la loi du 9 décembre 1905.
Dispositions particulières à l’Alsace-Moselle
91. En Alsace et dans le département de la Moselle, l’organisation du culte peut s’effectuer soit dans le cadre de l’un des quatre cultes reconnus, soit au moyen d’une association inscrite de droit local. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette réglementation particulière, issue du Concordat, n’était pas contraire à la Constitution, ni le constituant de 1946, ni celui de 1958, en affirmant le principe de laïcité, n’ayant entendu remettre en cause la spécificité du droit alsacien-mosellan.
Le projet étend aux associations de droit local d’Alsace-Moselle qui organisent des activités cultuelles les obligations comptables nouvelles imposées aux associations à objet mixte, ainsi que les dispositions concernant les ressources en provenance de l’étranger.
Le Conseil d’Etat considère, pour les raisons exposées plus haut, que ces dispositions sont justifiées et qu’elles ne sont pas disproportionnées au regard de leur objectif. Il constate en outre qu’elles permettront d’éviter que ne s’aggravent les inégalités existant entre ces deux catégories d’associations qui exercent pourtant les mêmes activités.
Police des cultes
92. Le projet comporte plusieurs dispositions pénales qui modifient les dispositions actuellement applicables aux infractions en matière de culte ou qui créent des infractions nouvelles. Ces dispositions s’appliquent à tous les cultes, quelle que soit la forme sous laquelle ils sont organisés.
Actualisation des peines applicables à certains manquements à la police des cultes
93. L’article 29 de la loi du 9 décembre 1905 punit de « peines de police » le manquement aux obligations relatives au caractère public du culte, au respect des arrêtés municipaux régissant les sonneries de cloches et à l’interdiction d’apposer un signe religieux sur un emplacement public à l’exception des édifices du culte, des cimetières et monuments funéraires et des musées ou expositions.
Les termes de « peines de police » ne sont plus en usage. Plutôt que d’actualiser ces termes en prévoyant des contraventions de la troisième classe, punie d’une amende de 450 euros, le projet sanctionne les comportements en question par l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe, qui s’élève à 1 500 euros. Le Conseil d’Etat estime que cette peine n’est pas disproportionnée aux infractions dont il s’agit.
La création d’une contravention est de niveau réglementaire. Toutefois, dès lors que l’ensemble des infractions en matière de culte figurent dans la loi du 9 décembre 1905, le Conseil d’Etat admet la possibilité d’y maintenir également la contravention en question.
Peines sanctionnant certaines atteintes à la liberté de culte
94. L’article 31 de la loi du 9 décembre 1905 punit d’une peine de deux mois d’emprisonnement et 1 500 euros d’amende ceux qui, par pressions, menaces ou violences, auront porté atteinte à la liberté de culte en déterminant une personne « à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte ». La peine est portée à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.
Eu égard à la gravité des comportements dont il s’agit, le Conseil d’Etat considère que la sanction n’est pas disproportionnée. L’article 431-1 du code pénal sanctionne d’ailleurs de la même peine le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de certaines libertés publiques telles que les libertés d’expression, d’association ou de réunion.
Le Conseil d’Etat observe cependant que l’article 431-1 du code pénal punit les mêmes atteintes de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsqu’elles ont été commises « à l’aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations ». Il propose de sanctionner de la même façon les atteintes à la liberté de culte mentionnées ci-dessus lorsqu’elles auront été commises par violence.
Peines sanctionnant les propos ou écrits incitant à commettre des délits ou des crimes, faisant l’apologie de certains crimes ou provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes
95. L’article 35 de la loi du 9 décembre 1905 punit de trois mois à deux ans d’emprisonnement le fait, pour un ministre du culte, d’avoir, par un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans un lieu de culte, provoqué à résister à l’exécution des lois et règlements ou « à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres ».
Des comportements comparables sont parfois sanctionnés plus sévèrement, quel que soit leur auteur. Ainsi, l’article 412-8 du code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende « le fait de provoquer à s’armer contre l’autorité de l’Etat ou contre une partie de la population ». L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse punit de cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende le fait de provoquer, par des discours proférés dans des lieux ou des réunions publics, à commettre des atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne.
Le Gouvernement souhaite en conséquence modifier ces dispositions. S’agissant de propos tenus dans des discours ou contenus dans des écrits, le projet se réfère aux infractions définies à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Il souhaite également aggraver les peines applicables à ces infractions, du fait que les provocations sont commises dans un lieu où s’exerce le culte ou aux abords de ce lieu. Ainsi, serait portée à sept ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, au lieu de cinq ans et 45 000 euros lorsqu’elle est commise dans d’autres lieux, la sanction des comportements prévus aux cinq premiers alinéas de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, parmi lesquels figure notamment le fait de provoquer à commettre des atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne, des agressions sexuelles, des vols, extorsions, destructions et dégradations dangereuse pour les personnes.
La même peine s’appliquerait à l’apologie des atteintes à la vie ou à la personne, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, de l’esclavage et de la collaboration avec l’ennemi.
Le projet propose ensuite de sanctionner de 3 750 euros d’amende le fait de proférer des « cris ou chants séditieux » dans un lieu de culte ou aux abords de ce lieu, au lieu de 1 500 euros dans le droit commun et 3 000 euros en cas de récidive.
Enfin, serait puni de trois ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende le fait d’avoir, dans un lieu de culte ou à ses abords, provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion, ou encore à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.
Lorsqu’elle est commise dans d’autres lieux, la même infraction est sanctionnée d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.
Toutefois, le Conseil d’Etat observe que les peines prévues par l’article 24 de la loi sur la liberté de la presse sont déjà lourdes, ce qui s’explique par la gravité des comportements en cause. Aussi, s’il est justifié que les ministres du culte ne bénéficient plus, comme c’est le cas actuellement, d’un traitement plus favorable que les autres personnes ayant commis les mêmes infractions, il est permis de se demander si, à l’inverse, le seul fait que l’infraction soit commise dans un lieu de culte ou à ses abords justifie que son auteur, quel qu’il soit, soit puni plus sévèrement.
Le Gouvernement invoque l’influence particulière d’un ministre du culte et la perméabilité de son auditoire. Mais d’autres responsables peuvent, dans d’autres domaines, exercer une influence importante sur les personnes destinataires de leurs messages. De plus, l’aggravation des sanctions ne s’appliquerait pas seulement aux propos tenus à l’intérieur du lieu de culte par un ministre du culte : elle s’étendrait à ceux tenus par toute personne, y compris à l’extérieur de ce lieu. Or, ces personnes ne sont pas, par rapport à certains autres responsables qui s’adressent eux aussi à des auditoires sur lesquels ils exercent une forte influence, dans une situation tellement différente qu’elle justifierait la différence de traitement prévue par le projet.
En outre, le Conseil d’Etat n’estime pas souhaitable de multiplier les particularités de la règle pénale en prévoyant, pour des infractions identiques, des sanctions différentes selon la situation de l’auteur de l’infraction.
Il propose donc de ne pas retenir cette mesure et d’abroger en conséquence l’article 35 de la loi du 9 décembre 1905.
Interdiction des activités politiques dans les lieux de culte ou à leurs abords
L’article 26 de la loi du 9 décembre 1905 interdit la tenue de réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice du culte. Le projet élargit le champ géographique de l’interdiction aux dépendances qui constituent un accessoire indissociable de ces locaux.
Le Conseil d’Etat estime que cette modification permettra d’éviter que la fermeture d’un lieu de culte soit contournée par un simple déplacement dans un local annexe. La notion d’accessoire indissociable devrait recouvrir les locaux qui concourent à l’utilisation du lieu habituel du culte, comme c’est le cas pour les biens du domaine public en application de l’article L. 2111-2 du code général de la propriété des personnes publiques. En tout état de cause, en cas de litige, il reviendra au juge de préciser l’interprétation de cette notion.
Le projet élargit également le champ matériel de l’interdiction en l’appliquant à l’affichage, la distribution et la diffusion de propagande électorale, ainsi qu’à l’organisation d’opérations de vote pour des élections politiques françaises ou étrangères dans un lieu de culte ou dans un local utilisé par une association cultuelle. Le Conseil d’Etat considère que ces modifications, qui s’inscrivent dans le prolongement de l’interdiction déjà prévue par la loi, ne soulèvent pas de difficulté.
La violation des dispositions de l’article 26 est actuellement punie d’une « peine de police ». Le projet élève la sanction au niveau d’un délit en sanctionnant la violation des nouvelles dispositions d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Le Conseil d’Etat estime que cette aggravation n’est pas disproportionnée au regard de la gravité des agissements en cause.
Responsabilité civile des associations
96. L’article 36 de la loi du 9 décembre 1905 dispose qu’en cas de condamnation pour violation de certaines dispositions relatives à l’exercice public du culte, l’association gérant le lieu de culte où l’infraction a été commise sera civilement responsable.
Le projet précise que la responsabilité civile de l’association ne sera toutefois pas engagée si l’infraction a été commise par une personne non membre de cette association ou n’agissant pas à l’invitation de celle-ci et dans des conditions dont l’association ne pouvait avoir connaissance. Cette modification, qui adapte le dispositif au principe de personnalisation des peines, n’appelle pas d’autres observations.
Interdiction de paraître dans certains lieux
97. L’article 131-6 du code pénal prévoit que lorsqu’un délit est puni d’une peine d’emprisonnement, la juridiction peut notamment prononcer, à la place de l’emprisonnement ou en même temps que celui-ci, « l’interdiction, pour une durée de trois ans au plus, de paraître dans certains lieux ou catégories de lieux déterminés par la juridiction et dans lesquels l’infraction a été commise ». Lorsque le délit est seulement puni d’une peine d’amende, l’interdiction de paraître peut-être prononcée à la place de l’amende, mais elle ne peut pas s’y ajouter, ainsi qu’il est prévu à l’article 131-7 du même code.
Ces dispositions sont applicables aux délits commis dans un lieu de culte en violation des dispositions sur la police des cultes.
Le projet modifie ce dispositif en prévoyant que l’interdiction de paraître pourra être prononcée de façon complémentaire pour tous les délits prévus aux articles 25 à 36 de la loi de 1905, alors même qu’ils seraient seulement punis d’une d’amende.
L’interdiction de paraître sera également applicable aux délits de provocation directe à des actes de terrorisme ou d’apologie publique de ces actes prévus à l’article 421-2-5 du code pénal, ainsi qu’aux délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence prévus aux 7ème et 8ème alinéas de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Le Conseil d’Etat estime que ces mesures sont justifiées par la nécessité d’éloigner des lieux de culte les personnes qui y ont commis les infractions en question et dont la présence pourrait avoir une influence néfaste sur les fidèles ou entraîner des troubles à l’ordre public.
Incapacité à diriger ou administrer une association cultuelle
98. Enfin, le projet prévoit que toute personne condamnée pour une infraction en matière de terrorisme ne pourra diriger ou administrer une association cultuelle pendant les dix ans suivant la date à laquelle la condamnation sera devenue définitive. Le Conseil d’Etat considère que cette incapacité est justifiée par le caractère particulièrement sensible des activités cultuelles.
Application aux associations à objet mixte des dispositions en matière de police des cultes
99. Le projet étend aux associations à objet mixte l’ensemble des dispositions concernant la police des cultes. Dès lors que ces dispositions répriment le manquement à des obligations qui ont été étendues à ces associations, le Conseil d’Etat considère que les mêmes sanctions doivent également leur être appliquées.
Fermeture des lieux de culte dont l’activité menace gravement l’ordre public
100. Le projet de loi modifie la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat pour permettre au préfet, dans un article 36-2 nouveau, de décider, pendant une durée de deux mois au plus, la fermeture d’un lieu de culte dans lequel les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent :
– soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers des personnes,
– soit incitent, facilitent ou provoquent à la commission de crimes ou de délits.
Dans l’examen de cette disposition, le Conseil d’Etat est attentif aux principes suivants.
Comme il l’a exposé au point 70, la liberté du culte est une liberté particulièrement protégée. Mais elle s’exerce dans le respect de l’ordre public ainsi que cela résulte de la loi de 1905 et le législateur peut y apporter des restrictions en vue de concilier son exercice avec l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public (même décision du Conseil constitutionnel, § 43) et, dans le respect de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, prendre des « mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » (art. 9 §2).
Mises à part celles qui sont fondées sur la méconnaissance des règles de sécurité de la législation relative aux établissements recevant du public, et celles qui résultent de l’état d’urgence sanitaire, les fermetures de lieux de culte par l’autorité de police administrative sont possibles, pour les motifs suivants de sécurité publique :
– lorsque l’état d’urgence a été déclaré, en application de l’article 8 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, et qu’y sont « tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes »,
– et, en application de l’article L. 227-1 du CSI, « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ».
En outre, comme le Conseil d’Etat l’a rappelé dans son avis du 15 juin 2017 (n° 393348), les autorités compétentes, au titre de leur pouvoir de police administrative générale, peuvent, sous réserve que les faits de l’espèce soient suffisamment caractérisés, fermer un lieu de culte. Toutefois les conditions de l’effectivité et de l’exécution d’une interdiction prise dans ce cadre ne sont pas adaptées au danger que représente ce type de situations.
Pour justifier la mesure qu’il propose, le Gouvernement souligne l’existence de faits aussi graves que ceux visés dans le projet de loi mais ne pouvant pour autant donner lieu à une fermeture sur le fondement de l’article L. 227-1 du CSI, faute d’éléments permettant de caractériser un risque terroriste.
Le Conseil d’Etat estime que la gravité des risques pour l’ordre public, notamment pour la sécurité des personnes que font peser les lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence peuvent, même sans qu’un risque terroriste ne soit identifié, justifier une mesure de fermeture temporaire. Des motifs similaires permettent la dissolution d’une association en application de l’article L. 212-1 du CSI.
101. Le Conseil d’Etat est toutefois d’avis de supprimer du projet, comme motif de fermeture du lieu de culte, la « provocation à la discrimination », dont la portée est trop incertaine et qui donne au champ de la mesure un caractère trop large. Il signale que la condition de provocation à la haine ou la violence envers une personne ou un groupe de personnes vaut, au demeurant, quel que soit le groupe identifié.
Il estime ensuite que l’extension possible de la mesure à des locaux dépendant du lieu de culte dont la fermeture est prononcée et dont il existe des raisons sérieuses de penser qu’ils seraient utilisés pour faire échec à l’exécution de cette mesure, est justifiée et adaptée. Il propose toutefois de supprimer la mention, à propos de ces locaux, « à raison de leur configuration », qui risque d’être la source de difficultés d’interprétation, et il souligne que ces dispositions visent tout local, à l’exclusion du domicile.
Il considère que la durée maximale de la mesure, fixée à deux mois, et l’obligation pour le préfet d’adapter celle-ci aux circonstances, en assurent le caractère proportionné.
Il souligne qu’il appartiendra au préfet de tenir compte des conséquences d’une telle mesure pour les personnes fréquentant habituellement le lieu de culte et de la possibilité qui leur est offerte ou non de pratiquer leur culte en un autre lieu (Décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, § 41). Il interprète le projet comme permettant que la mesure puisse être renouvelée mais sous la stricte condition que se produisent des faits nouveaux de nature à justifier la fermeture.
Le Conseil d’Etat propose, à l’instar de ce que prévoit l’article L. 227-1 du CSI, que le recours contre la mesure soit suspensif.
Il recommande de supprimer la disposition du projet qui permet la fermeture temporaire du lieu de culte du seul fait que les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent « incitent, facilitent ou provoquent à la commission de crimes ou de délits » en raison de son caractère trop général et qui, au surplus, au regard des objectifs poursuivis, n’ajoute rien d’utile aux autres dispositions de la mesure.
Dans ces conditions le Conseil d’Etat considère que le projet de loi opère une conciliation qui n’est pas déséquilibrée entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, et qu’il ne méconnaît pas l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
102. Le Conseil d’Etat propose enfin de modifier la rédaction de la disposition en ce qu’elle caractérise un aspect des situations visées en reprenant purement et simplement les termes de l’article 24 de la loi de 1881 sur la presse.
Il considère que, d’une manière générale, il convient de veiller à ce que les dispositions législatives confiant des prérogatives particulières à l’autorité de police administrative soient rédigées en vue de permettre à celle-ci d’assurer au mieux sa mission de protection de l’ordre public dans les situations et les périls pour lesquels elles lui sont conférées, tout en leur apportant l’encadrement nécessaire que peut justifier la protection de droits et libertés. L’action de police administrative n’est pas de même nature que celle de l’autorité judiciaire répressive, aussi est-il préférable d’éviter la reprise pure et simple de termes de dispositions pénales qui peut être la source de rigidités dans l’action de prévention de la police administrative, et crée un risque de confusion.
Le Conseil d’Etat propose une rédaction plus proche de celle de l’article L. 227-1 du CSI en y apportant la précision que les propos tenus, les idées ou théories diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence « envers une personne ou un groupe de personnes ». Cette formulation, tout en incluant l’ensemble des cas de figure mentionnés dans l’énumération du projet, permet d’en comprendre d’autres qui, en termes de risque pour la sécurité des personnes, justifieraient tout autant la mesure de l’article 36-2 nouveau.
Dispositions relatives à l’outre-mer
103. Le projet rend les dispositions des lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907 applicables, avec les adaptations nécessaires, en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin.
En l’état actuel du droit, ces collectivités sont régies, sur délégation du législateur, par le décret du 6 février 1911 déterminant les conditions d’application à la Martinique, à la Guadeloupe et à La Réunion des lois sur la séparation des Eglises et de l’Etat et l’exercice public des cultes, étant précisé que la Guadeloupe incluait alors Saint-Barthélemy et Saint-Martin.
Ce décret reprend presque à l’identique, avec les adaptations nécessaires, les dispositions des lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907. Bien que de niveau législatif, il est demeuré en vigueur car les délégations accordées au pouvoir réglementaire par des lois de la IIIème République n’ont pas été abrogées par l’entrée en vigueur des constitutions suivantes, ainsi que l’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat l’a jugé par la décision Ordre des architectes du 29 avril 1981 (n° 12851).
C’est la raison pour laquelle une disposition expresse d’applicabilité est aujourd’hui nécessaire, alors même qu’elle concerne des collectivités régies par le principe d’identité législative. Le décret du 6 février 1911 est en conséquence abrogé.
104. Les autres collectivités d’outre-mer, auxquelles les lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907 ne sont pas non plus applicables, sont régies par les décrets dits Mandel des 16 janvier et 6 décembre 1939 qui prévoient que les cultes sont organisés par des missions religieuses, ainsi que par certaines dispositions particulières propres à ces collectivités.
Le Conseil d’Etat prend acte de l’intention du Gouvernement d’étendre à la Guyane et à Mayotte, avec les adaptations nécessaires, les lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 1907.
Dispositions transitoires
105. Le projet détermine les dispositions transitoires applicables aux associations cultuelles, aux associations mixtes et aux associations inscrites de droit local d’Alsace-Moselle.
Les associations constituées avant l’entrée en vigueur de la loi disposeraient d’un délai d’un an à compter de l’entrée en vigueur de la loi pour se conformer à certaines des obligations prévues par le projet.
Le Conseil d’Etat observe que certaines dispositions du projet exigent des dispositions réglementaires d’application. Il suggère en conséquence de reporter les obligations correspondantes à l’entrée en vigueur de ces dispositions.
DISPOSITIONS RELATIVES AU FIJAIT, A LA LUTTE CONTRE LE DISCOURS DE HAINE ET LES CONTENUS ILLICITES EN LIGNE, A DE NOUVELLES INFRACTIONS PENALES ET A LA PROCEDURE PENALE
Inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes des auteurs de certains délits
106. Le projet de loi modifie le champ d’application du fichier des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT) pour y inclure les délits prévus aux articles 421-2-5 et 421-2-5-1 du code pénal relatifs à la provocation et à l’apologie d’actes terroristes ainsi qu’à l’extraction, la reproduction et la transmission de données provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie pour entraver une procédure de blocage d’un service de communication au public en ligne.
Il prévoit également une modification des conditions d’inscription en remplaçant le dispositif actuel reposant sur une décision d’inscription expresse de la juridiction par un système d’inscription de plein droit, sauf décision spécialement motivée.
Le Conseil d’Etat estime que ces modifications permettront une amélioration du suivi de personnes qui ont fait la démonstration de leur adhésion à des idées ou à des actes de nature terroriste.
Il relève ensuite que les mesures de sûreté qui sont liées à l’inscription au FIJAIT, notamment l’obligation, pendant plusieurs années, de justifier de son adresse, de déclarer ses changements d’adresse, ou encore de déclarer tout déplacement à l’étranger, ne s’appliquent pas aux auteurs d’infractions aux articles 421-2-5 et 421-2-5-1 du code pénal, et ne s’appliqueront plus aux auteurs d’infractions aux articles L. 224-1 et L. 225-7 du CSI. Pour ces infractions, l’inscription au FIJAIT n’entraîne pas l’application à l’intéressé de mesures de sûreté.
Les durées de conservation des données sont par ailleurs adaptées : cinq ans et, si la personne est mineure, trois ans, contre respectivement vingt ans et dix ans pour les autres infractions à caractère terroriste.
Au total, le Conseil d’Etat considère que les mesures d’extension du champ d’application du FIJAIT et de création d’une inscription de plein droit sont nécessaires, adaptées et proportionnées, et que le projet de loi opère une conciliation équilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le respect de la vie privée.
Protection des personnes exerçant une fonction publique contre les menaces et actes d’intimidation fondés sur des convictions ou croyances religieuses et interdiction du territoire français
107. Le projet ajoute au code pénal un article 433-3-1 prévoyant et réprimant les menaces, violences ou intimidations quelconques à l’égard d’un agent public ou, plus largement, de toute personne chargée d’une mission de service public, afin d’obtenir l’exemption totale ou partielle, ou encore une application différenciée, des règles régissant le fonctionnement du service public, et cela pour des motifs tenant aux convictions ou croyances de l’auteur de ces faits.
108. Concernant la portée de la disposition le Conseil d’Etat donne les précisions suivantes.
Le nouvel article créé par le projet vient à la suite de l’article 433-3 du code pénal. Cet article punit notamment dans son dernier alinéa le fait d’user de menaces, de violences ou de commettre tout acte d’intimidation pour obtenir d’une personne chargée d’une mission de service public « qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat ». Le Conseil d’Etat estime que la mesure envisagée par le projet qui réprime des menaces, violences ou intimidations afin d’obtenir l’exemption totale ou partielle, ou une application différenciée des règles régissant le fonctionnement du service public, n’entre que de façon partielle et incertaine dans le champ du dernier alinéa de l’article 433-3. En outre, les peines prévues par la disposition du projet sont deux fois moins sévères que celles du dernier alinéa de l’article 433-3. La création d’une infraction spéciale lui semble en conséquence possible.
Les catégories de victimes, « agents publics » et « toute autre personne chargée d’une mission de service public » visent toute personne œuvrant au sein du service public, quels que soient son statut, ses fonctions et ses responsabilités. Les élus participant à une mission de service public au sein d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public sont compris dans ces dispositions. Dans un but de clarification, le Conseil d’Etat préconise de substituer aux mots : « acte d’intimidation à l’égard d’un agent public ou de toute autre personne chargée d’une mission de service public », les mots : « acte d’intimidation à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public ».
La définition des actes matériels incriminés est large. Ceux-ci peuvent consister en des menaces ou intimidations ou prendre la forme de violences de toutes natures.
Toutefois, en l’absence de précision dans le projet, une incertitude demeure sur le point de savoir si l’infraction est également constituée quand son auteur formule ses revendications pour le compte de tiers. Le Conseil d’Etat propose que le texte soit précisé par l’ajout de la mention « pour soi-même ou pour autrui ».
Concernant les auteurs de l’infraction et l’objet des revendications, le Conseil d’Etat relève que la qualification de l’infraction, telle que prévue, vise également les agents publics eux-mêmes, qui commettraient les faits dans le but d’obtenir pour eux-mêmes ou autrui, par exemple d’autres agents, une exemption ou une application différenciée des règles communes.
S’agissant de la prise en compte dans la définition de l’infraction des buts dans lesquels celle-ci est commise, il est nécessaire aux termes de l’incrimination proposée que les agissements visés aient été motivés par les croyances ou convictions de l’auteur des faits.
Le Conseil d’Etat relève que si la création de cette nouvelle infraction répond à la nécessité de réprimer des menaces et pressions le plus souvent inspirés par des croyances ou convictions, il considère que le fait d’ériger ce mobile en élément constitutif de l’infraction soulève des difficultés importantes en termes de preuve car il pourra être particulièrement difficile à établir, même en recourant à une appréciation contextuelle fondée sur un faisceau d’indices matériels. Il souligne également que d’autres motifs peuvent être à l’origine des comportements illicites qu’il s’agit de réprimer. C’est pourquoi, il préconise de supprimer la référence aux motifs tirés des convictions ou des croyances de l’auteur du délit.
Le Conseil d’Etat estime que les peines prévues par le projet ‒ cinq ans d’emprisonnement, 75 000 euros d’amende, et une mesure d’interdiction du territoire français prévue à l’article 433- 23-1 nouveau du code pénal ‒ sont adaptées et proportionnées.
Le Conseil d’Etat constate enfin que le code pénal comporte de nombreuses incriminations relatives aux menaces, intimidations ou violences contre des personnes, sans que celles-ci soient toujours claires et bien articulées entre elles. Il suggère au Gouvernement d’engager une réflexion afin de leur donner plus de lisibilité et de cohérence.
Délit de mise en danger par diffusion d’informations relatives à la vie privée
109. Le projet de loi crée un délit qui réprime le fait de révéler, diffuser ou transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser, dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens. L’infraction est susceptible d’être caractérisée que la divulgation soit suivie d’effet ou non. Elle est punie de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, cette peine étant portée à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque les faits sont commis au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique.
Le Conseil d’Etat constate qu’il s’agit d’une infraction nouvelle réprimant des agissements qui ne relèvent d’aucune des dispositions actuelles du code pénal. Ces agissements n’entrent pas davantage dans les prévisions de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui punit comme complices ceux qui auront par une provocation directe et publique invité l’auteur d’un crime ou d’un délit à commettre ladite action, « si la provocation a été suivie d’effet ».
L’infraction créée par le projet repose sur la réunion d’un élément matériel, consistant dans le fait de révéler, diffuser ou transmettre par quelque moyen que ce soit des informations permettant l’identification de personnes concernées et d’un élément intentionnel tenant à la transmission des informations « dans le but » d’exposer la personne ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte l’intégrité physique, psychique ou aux biens. Le Conseil d’Etat observe que le délit ne sera par conséquent caractérisé que s’il peut être établi une intention manifeste et caractérisée de l’auteur des faits de porter gravement atteinte à la personne dont les éléments d’identification sont révélés. Il estime que l’infraction ainsi définie en des termes suffisamment clairs et précis ne méconnaît pas le principe de légalité des délits et des peines et que les peines qu’elle prévoit ne sont pas disproportionnées.
Le Conseil d’Etat observe que l’activité de toute personne pourra tomber sous le coup de l’incrimination si elle est caractérisée dans tous ses éléments constitutifs. Dès lors que la caractérisation de l’infraction impose la démonstration d’une intention particulière de nuire qui permet de ne réprimer que les comportements commis dans le but de porter atteinte à une personne ou à sa famille, elle n’a pas pour objet et ne peut avoir pour effet de réprimer la révélation ou la diffusion de faits, de messages, de données, de sons ou d’images qui ont pour but d’informer le public alors même que ces informations pourraient ensuite être reprises et retransmises par des tiers dans le but de nuire à la personne qu’elles permettent d’identifier ou de localiser.
Lutte contre le contournement des décisions de justice constatant l’illicéité d’un site Internet et ordonnant son blocage ou son déréférencement
110. Le projet de loi comporte des dispositions insérées dans la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique visant à lutter contre le contournement des décisions de justice constatant l’illicéité d’un site Internet et ordonnant son blocage ou son déréférencement. Ces dispositions faisaient initialement l’objet de l’article 8 de la loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, qui a été censuré par le Conseil constitutionnel par la décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020 en raison du renvoi opéré par cet article 8 à des dispositions elles-mêmes censurées.
Lorsqu’une décision judiciaire exécutoire prise sur le fondement des dispositions spéciales du 8 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 ou sur le fondement des dispositions générales du code de procédure civile a ordonné toute mesure propre à empêcher l’accès à un service de communication au public en ligne dont le contenu relève des infractions prévues au 7 du I de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 précitée, les dispositions reprises par le projet de loi permettent en premier lieu à toute partie à la procédure judiciaire, ou à l’autorité administrative de demander aux hébergeurs ou aux fournisseurs d’accès à Internet d’empêcher l’accès à tout service de communication au public en ligne reprenant le contenu du service visé par la décision judiciaire. Dans les mêmes conditions, le projet de loi permet en second lieu, à l’autorité administrative uniquement, de demander aux hébergeurs ou aux fournisseurs d’accès à Internet d’empêcher l’accès à tout service de communication au public en ligne identique ou substantiellement similaire à celui visé par la décision de justice. L’autorité administrative peut également demander à un moteur de recherche, annuaire ou autre service de référencement le déréférencement d’un tel service.
Le Conseil d’Etat relève que, dans les deux cas, la demande de blocage ou de déréférencement ne peut être formulée pour une durée excédant celle restant à courir pour les mesures judiciairement ordonnées et que, lorsqu’elle demeure infructueuse, les demandeurs doivent à nouveau solliciter l’autorité judiciaire pour qu’elle ordonne toute mesure destinée à faire cesser l’accès aux contenus des services concernés.
Le Conseil d’Etat estime que le dispositif proposé ne contrevient pas aux exigences résultant de la Constitution et du droit de l’Union dont il rappelle qu’elles ne permettent pas de procéder à l’interdiction des sites et contenus « miroirs », quels que soient le degré et la gravité de leur illicéité, sans l’intervention d’un juge (Avis n° 397368 du 16 mai 2019 sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet, points 36 et 37 et n° 398829 des 27 et 28 novembre 2019 sur le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique, points 52 et suivants)
Procédures rapides de jugement pour les délits de l’article 24 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse
111. Le projet ajoute à l’article 397-6 du code de procédure pénale un alinéa instaurant, la possibilité de poursuivre les infractions limitativement énumérées à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, par voie de convocation par procès-verbal (art. 394), comparution immédiate (art. 395), ou comparution différée (art. 397-1-1).
Seront ainsi justiciables de ces procédures dites « accélérées » et permettant le recours à des mesures coercitives et de contrôle :
– les provocations directes et publiques non suivies d’effet, à la commission des crimes ou délits relevant des catégories suivantes : atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité des personnes, agressions sexuelles (livre II du code pénal), vols, extorsions, destructions et dégradations dangereuses pour les personnes (livre III du code pénal), atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation (titre Ier du livre IV), actes de terrorisme (art. 24 alinéas 1 à 4).
– les apologies ou la justification des crimes d’atteintes à la vie, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi (art. 24 alinéa 5).
– les provocations publiques à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, en relation avec leur appartenance à une ethnie, une nation, une race, ou une religion déterminée, ou à raison de leur sexe, ou de leur orientation sexuelle ou encore, d’un handicap (art. 24 alinéas 7 et 8).
Le Conseil d’Etat relève toutefois que la peine maximale prévue pour les infractions visées aux alinéas 7 et 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ‒ une année d’emprisonnement ‒ est inférieure au seuil minimal de deux ans prévu par l’article 395 du code de procédure pénale pour le recours à ce mode de poursuite dans le cadre d’une procédure d’enquête préliminaire. En conséquence ces infractions ne peuvent être poursuivies selon la procédure de comparution immédiate qu’à la condition d’avoir fait l’objet d’une procédure de flagrance dans les conditions de l’article 53 du code de procédure pénale.
112. Le Conseil d’Etat propose de préciser ensuite à l’encontre de qui et dans quelles conditions la procédure nouvelle dérogatoire à la loi du 29 juillet 1881 peut être mise en œuvre.
En premier lieu, le projet exclut le recours à ces procédures accélérées dès lors que sont applicables les dispositions concernant la détermination « en cascade » des personnes responsables au titre de l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ou de l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.
Il en résulte que tout message à caractère public diffusé sur un support dont le contenu est éditorialisé sous le contrôle d’un directeur de publication demeure exclu du cadre procédural rendu applicable aux infractions de presse par le projet. Pas plus que le directeur de publication du média dans lequel le message a été rendu public, l’auteur du message ne peut être poursuivi dans ces conditions dérogatoires, qu’il soit ou non employé par l’entreprise de presse concernée, qu’il ait été rémunéré ou non pour le message et quelle que soit sa qualité professionnelle.
Cette exclusion s’étend également aux directeurs de publication de services de communication au public en ligne, même édités à titre non professionnel (« blog ») qui, en application de l’article 93-2 de la loi du 29 juillet 1881, doivent être dotés d’un directeur de la publication. Le « blogueur », cumulant les qualités d’auteur et de directeur de la publication, ne pourra de ce fait être jugé selon les procédures accélérées.
En revanche, l’auteur d’un message rendu public au sein d’un « espace de contributions personnelles » au sens de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1881, c’est-à-dire sans qu’il y ait eu possibilité de contrôle par le directeur de la publication, ne relevant pas du régime de responsabilité en cascade, il peut être poursuivi suivant les procédures accélérées permises par le projet, qu’il soit détenteur ou non d’une carte de presse.
Il en est de même des internautes postant des commentaires sur un blog, sans le contrôle préalable du titulaire du blog.
Le Conseil d’Etat estime cette différence de traitement justifiée par la différence de situation entre les responsables éditoriaux de service de communication au public ‒professionnels ou non ‒ ayant donné tous les éléments d’identification permettant de rechercher leur responsabilité en cas d’abus de la liberté d’expression et les commentateurs occasionnels s’exprimant en dehors du contrôle d’un directeur de la publication dans un espace non éditorialisé. Dans le cas de ces derniers, les abus les plus graves de la liberté d’expression, tels ceux de l’article 24 de la loi sur la presse, commis sous forme d’expression « spontanée » n’ayant pas fait l’objet d’un contrôle par un directeur de la publication, la facilitation des poursuites se justifie.
En second lieu, il convient de souligner que les procédures accélérées permises par le projet de loi préservent les droits de la défense et les principes du procès équitable, tant pour ce qui concerne l’effectivité du droit à être assisté par un avocat et, si nécessaire, un interprète, dès la comparution devant le procureur de la République, que pour ce qui est de l’accès au dossier, ou encore de la possibilité de demander du temps pour préparer sa défense ou de solliciter du tribunal que soit ordonné tout acte d’information nécessaire à la manifestation de la vérité. Les mesures de sûreté susceptibles d’être prononcées dans ce cadre sont soumises à la décision d’un juge.
113. Le Conseil d’Etat souscrit à l’objectif de la disposition consistant à permettre d’apporter une réponse prompte et efficace à des agissements constitutifs des abus les plus graves et manifestes de la liberté d’expression, qui ne sauraient relever du droit d’informer, dans un contexte où ces abus connaissent un développement important, favorisé par l’évolution des outils de communication et des réseaux sociaux, et peuvent porter gravement atteinte aux personnes et à l’ordre public.
Il considère que dans les conditions et limites énoncées ci-dessus, cette dérogation au régime procédural particulier de la loi du 29 juillet 1881 ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’exercice de la liberté d’expression et de communication.
AUTRES DISPOSITIONS
114. Le projet de loi comporte d’autres dispositions qui ont pour objet :
– de compléter l’article 6 quater A de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires afin d’ajouter les menaces et les atteintes à l’intégrité physique à la liste des agissements dont un agent public est victime et qui peuvent faire l’objet d’un signalement de sa part auprès de son employeur ;
– de généraliser à tous les titres de séjour des étrangers la règle selon laquelle la polygamie fait obstacle à la délivrance du titre de séjour et oblige à son retrait ;
– de prévoir que l’agrément accordé à une fédération sportive antérieurement à la date de promulgation de la présente loi cesse de produire ses effets au 31 décembre 2025.
Ces dispositions n’appellent pas d’observation particulière de la part du Conseil d’Etat.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 3 décembre 2020.
SIGNÉ : Le président :
Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’Etat,
Les rapporteurs :
Francis Lamy, président adjoint de la section de l’intérieur,
Catherine Bergeal, présidente adjointe de la section de l’administration
Catherine de Salins, présidente adjointe de la section de l’administration
Jean-François Debat, conseiller d’Etat,
Tanneguy Larzul, conseiller d’Etat,
Rémi Keller, conseiller d’Etat,
Philippe Ingall-Montagnier, conseiller d’Etat en service extraordinaire,
Michel Delpuech, conseiller d’Etat en service extraordinaire,
Matthieu Schlesinger, maître des requêtes,
Olivier Gariazzo, maître des requêtes,
Céline Roux, maître des requêtes en service extraordinaire,
Cécile Viton, maître des requêtes en service extraordinaire,