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Résumé :
« A la suite des avis n°23-02 et 23-07 rendus dans le cadre du débat parlementaire relatif au projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, estimant que plusieurs dispositions de la loi adoptée par le Sénat et l’Assemblée nationale le 19 décembre 2023 portent atteinte à certains droits et libertés reconnus par la Constitution, la Défenseure des droits décide de présenter les observations suivantes devant le Conseil constitutionnel saisi par le président de la République, la présidente de l’Assemblée nationale et plus de soixante parlementaires. »
Extraits :
« (...).
Sur la création d’un fichier spécifique aux mineurs non accompagnés (article 39)
L’exigence constitutionnelle de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant impose que les mineurs présents sur le territoire national bénéficient de la protection légale attachée à leur âge.64 Dans le cadre du contrôle du respect de cette exigence constitutionnelle, le Conseil constitutionnel examine si les procédures mises en place par le législateur ont pour effet ou objet "de modifier les [ …] protections attachées à la qualité de mineur" 65.
La justice des mineurs fait également l’objet d’une protection constitutionnelle au titre d’un PFRLR reposant sur deux principes, l’atténuation de la responsabilité pénale en fonction de leur âge" et "la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées" 66.
L’application de ce principe fondamental conduit le Conseil constitutionnel, dans le cadre de son contrôle, "à recourir à une pluralité de critères pour examiner la constitutionnalité d’un dispositif : l’âge, la gravité des faits, l’existence de garanties spécifiques entourant la mesure", ainsi que l’existence d’antécédents. Au regard du droit au respect de la vie privée, la collecte, l’enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d’intérêt général et mis en œuvre de manière adaptée et proportionnée à cet objectif67.
S’agissant de la disposition contestée, le motif d’intérêt général justifiant la création du fichier créé par les dispositions concernées n’est, en premier lieu, pas identifié.
En effet, il est précisé que le fichier est prévu "afin de faciliter l’identification" des mineurs concernés, sans indiquer le cadre dans lequel aurait lieu l’identification évoquée, ni l’autorité compétente pour administrer et consulter ce fichier, ni les finalités de celui-ci. Or, l’inscription des personnes mises en cause, même mineures, est déjà prévue au sein du "Traitement des antécédents judiciaires" (TAJ), qui comporte également un relevé des empreintes et une photographie, et du Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED). Ainsi la disposition envisagée n’est pas nécessaire à l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs des infractions68. S’agissant d’un éventuel objectif de lutte contre l’immigration irrégulière qui serait poursuivi, il est d’ores et déjà assuré par le fichier d’appui à l’évaluation de la minorité (AEM).
En second lieu, les modalités de mise en œuvre du fichier n’apparaissent ni adaptées, ni proportionnées, et se caractérisent également par leur imprécision. Ce relevé est prévu hors de toute condamnation pénale, dans un cadre et selon un champ d’application nullement définis, et pourra intervenir très largement, indépendamment de l’âge de la personne concernée, de la gravité de l’infraction pénale considérée69, voire de l’implication directe du mineur dans une infraction pénale. Les garanties concernant la durée de conservation des données sont, elles aussi, particulièrement imprécises et les autorités habilitées à consulter ce fichier ne sont, quant à elles, pas précisées. Les dispositions telles que formulées ne garantissent ni l’absence de croisement des données issues de ce nouveau traitement avec d’autres, ni l’absence de consultation par les autorités préfectorales, notamment dans le cadre de la procédure de détermination de minorité, ce sans aucune considération des droits et de l’intérêt supérieur des mineurs. Le niveau d’imprécision du texte ne permet pas, en outre, de répondre à l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi.
Par ailleurs, ces dispositions visent expressément les seuls mineurs non accompagnés sans que soient précisées les raisons d’intérêt général venant justifier une telle atteinte au principe d’égalité70.
Il convient enfin de noter que ce relevé pourra intervenir sous la contrainte, par renvoi aux articles L. 413-16 et L. 413-17 du code de la justice pénale des mineurs, ce qui rend d’autant plus impératif que l’existence de ce fichier poursuive un objectif à valeur constitutionnelle71, ce qui n’est pas le cas.
(...).
Sur l’exclusion des jeunes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français du champ d’application de l’article L. 222-5 du code de l’action sociale et des familles (article 44)
La disposition adoptée exclut les jeunes majeurs faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français du bénéfice de l’aide sociale obligatoire80 prévue pour les jeunes majeurs âgés de moins de vingt-et-un ans ayant fait l’objet d’une prise en charge durant leur minorité. Dans son avis n°23-07, la Défenseure des droits a déjà alerté sur le net recul que marque cette exclusion dans la prise en charge des mineurs et jeunes majeurs étrangers81.
Cette disposition porte atteinte au principe d’égalité sans que la différence de traitement qui en résulte ne soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit 82. Elle va même à l’encontre de l’objet même de la prestation d’aide sociale à l’enfance garantie aux jeunes majeurs concernés, indépendamment de leur nationalité étrangère et de la régularité de leur séjour83.
En effet, les missions du service de l’aide sociale à l’enfance se définissent par le soutien matériel, éducatif et psychologique apporté aux mineurs et jeunes majeurs face à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur équilibre84. Il implique de veiller à la stabilité du parcours de l’enfant confié et à l’adaptation de son statut sur le long terme.85 L’accompagnement des jeunes majeurs étrangers est sur ce point crucial, s’agissant d’un public particulièrement vulnérable, et s’inscrit dans la continuité du travail initié dès la minorité. A cet égard, l’accompagnement dans la reconstitution de leur état civil, dans les démarches d’accès au séjour et d’éventuelle contestation d’une obligation de quitter le territoire français devant les juridictions compétentes, font partie intégrante des obligations incombant aux départements prenant en charge ces jeunes durant leur minorité, et comme jeunes majeurs.
Le juge des référés du Conseil d’État a ainsi considéré que le droit à une prise en charge au titre de l’aide sociale à l’enfance du jeune majeur qui remplit les conditions de l’article L. 222-5 du code de l’action sociale et des familles (CASF) constitue une liberté fondamentale et ce même en présence d’une obligation de quitter le territoire français86, soulignant ainsi l’objet de la loi qui est d’assurer une prise en charge globale des besoins essentiels du jeune majeur, indépendamment de son statut administratif.
Dans cette ordonnance, le Conseil d’État souligne également le lien intangible entre l’accompagnement et le travail instauré durant la minorité et l’accompagnement du jeune majeur87, révélé par les dispositions de l’article L. 222-5-1 du CASF.
Mettant ainsi en péril, de façon non justifiée par l’objet de la loi, l’accompagnement initié par les services de l’aide sociale à l’enfance durant la minorité du jeune majeur concerné, la disposition adoptée porte atteinte à l’exigence constitutionnelle de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant.
En outre, en privant les jeunes majeurs concernés de cette prise en charge globale des besoins essentiels, qui incluent l’accès à des conditions de vie dignes, la disposition adoptée entraîne également une violation du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation, dont résulte le droit pour toute personne à disposer d’un logement décent88.
Enfin, la disposition adoptée méconnaît le droit au recours effectif, garanti par l’article 16 de la Déclaration de 178989 dès lors qu’il ne précise pas que l’exclusion ne peut intervenir qu’après épuisement des voies de recours existantes contre l’obligation de quitter le territoire français. L’effectivité de l’exercice de ce droit par des jeunes majeurs qui, par définition, ne bénéficient pas de ressources ou de soutien familial suffisants90, implique par ailleurs un maintien de leur accompagnement par les services de l’ASE en vue de l’accomplissement des démarches utiles à un recours.
(...). »
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